Paul Pelliot (1878-1945), prince des sinologues
Quand Paul Pelliot décéda, le 26 octobre 1945, sa disparition donna lieu à un nombre d’hommages que peu de ses collègues sinologues ont connu1
Toute la vie de Paul Pelliot fut brillante. Né à Paris le 28 mai 1878, d’un père industriel à Saint-Mandé, sa carrière commence véritablement à l’âge de vingt et un ans, alors qu’il effectue son service militaire au Mans. Il est déjà licencié ès lettres, diplômé de l’École libre des sciences politiques et de celle des Langues orientales, où il a étudié le chinois. Il a fréquenté l’École pratique des hautes études et s’y est initié au sanskrit ; il a suivi les cours d’Édouard Chavannes (1865-1918) et de Sylvain Lévi (1863-1935) au Collège de France. En 1899, la Mission archéologique d’Indo-Chine, qui allait devenir l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) en 1900, vient d’être créée l’année précédente et Paul Pelliot y est nommé comme étant son premier pensionnaire. Peu après son arrivée à Hanoï, il est envoyé en mission à Hué puis à Pékin pour acquérir des livres pour la nouvelle EFEO sur l’Indochine, l’Insulinde et les provinces chinoises limitrophes du Tonkin. Il se trouve dans la capitale chinoise au moment de la révolte des Boxers. Il y fait montre d’un courage rare qui lui vaut de devenir chevalier de la Légion d’honneur, puis d’être décoré de l’ordre de Sainte-Anne par l’empereur de Russie. Mais les premiers livres achetés ont été détruits lors du siège des légations étrangères.
En février 1901, alors qu’il vient de rentrer de Chine à Hanoï, Pelliot est nommé professeur de chinois à l’EFEO. Il ne commence ses cours à la résidence supérieure qu’en décembre, après avoir effectué une seconde mission en Chine. Son enseignement, pour lequel il est assisté d’un répétiteur venu de Pékin, est éphémère, puisqu’il retourne en France en convalescence en janvier 1902 pour une durée de trois mois. Les années suivantes, ses missions en Annam, en Chine et en France, puis en Asie centrale, le virent remplacé par Édouard Huber (1879-1914), un nouveau pensionnaire. En effet, Pelliot se rend à Pékin de mai à octobre 1902, à Hué pour plusieurs mois en 1903, à Paris durant l’été 1904. À Paris, il doit « s’occuper de questions intéressant à la fois le développement de l’enseignement public et de l’influence française en Chine et représenter l’École à Alger » au congrès international des orientalistes. C’est au début de l’année 1905 qu’il est chargé d’une importante mission en Asie centrale : un arrêté du 2 août l’autorise à prolonger son absence hors de l’Indochine pour deux ans. Cet arrêté sera prolongé en 1907 et il ne retourne à Hanoï qu’en décembre 1908.
La documentation que Pelliot avait cherchée en Chine était destinée à la fois à la formation d’une bibliothèque de travail pour l’EFEO à Hanoï, mais également à accroître les fonds de la Bibliothèque nationale à Paris. Elle allait encore servir aux premiers travaux du jeune sinologue. Dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, Pelliot écrit d’abord des comptes rendus. Il en écrira près de six cents au cours de sa carrière3
Collectant des livres, manuscrits ou imprimés, Paul Pelliot les parcourt, les lit et les annote. Il nourrit manifestement une passion pour la bibliographie. Ses premiers essais voient le jour dès 1902 dans ses « Notes de bibliographie chinoise », qui sont publiées en trois parties dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, dont une sur le Guyi congshu 古逸叢書, une vaste série de fac-similés d’ouvrages chinois disparus de Chine et dont des éditions anciennes ont été retrouvées au Japon. C’est une étude bibliographique remarquable, comme l’est celle que Pelliot consacre un peu plus tard à un domaine très négligé, le droit chinois (1909).
Mais le premier travail personnel que Pelliot publie, en 1902, est la traduction annotée des « Mémoires sur les coutumes du Cambodge (Zhenla fengtu ji 真臘風土記) », article également publié dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, dues au voyageur Zhou Daguan et achevées en 1297. C’est une magnifique description du Cambodge qu’avait jadis approchée Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), mais dont Pelliot présente une traduction sans faille et qu’il munit d’explications bienvenues. Dans le contexte de l’EFEO, Pelliot est amené à étudier la Chine intérieure et il s’intéresse de près aux soubresauts du dernier empire, aux réformes qui voient le jour et aux conflits qui gonflent, mais il est surtout appelé à entamer l’étude de la Chine extérieure et de son histoire, des influences de la Chine sur le monde qui la borde à l’ouest et au sud, et de ses relations avec les pays proches ou lointains. C’est la raison de son intérêt pour le Zhenla, puis pour le Funan 扶南, les noms de l’ancien empire khmer qui couvrait alors également le sud de l’actuel Vietnam. Il en résultera un peu plus tard un inventaire des sources annamites de l’histoire d’Annam (1904), entrepris avec le père Cadière (1869-1955), un missionnaire, mais surtout un article de 282 pages que Pelliot consacre à « Deux itinéraires de Chine en Inde à la fin du viiie siècle » (1904), un article foisonnant qui suscite l’admiration sans bornes de Paul Demiéville : « Ah ! le beau raz de marée juvénile, la bonne lame de fond ! Rien ne l’arrête, ou plutôt tout l’arrête, les anciens noms de la Chine, les origines du Siam, de Ceylan, de l’Insulinde et de la Malaisie, les voyages de Kang Tai 康泰, de Xuanzang 玄奘, de Yijing 義淨et de Marco Polo, tous ces explorateurs dont la destinée l’a toujours séduit. »
Ainsi, quand Pelliot est chargé d’une mission en Asie centrale en 1905, on ne peut dire s’il a réellement acquis une expérience des contrées de l’Asie intérieure, ne serait-ce qu’à travers le prisme chinois, même s’il a eu l’occasion de rédiger quelques notes sur des points particuliers tels que les Moni 摩尼 (ou末尼) – dont on ne sut d’abord s’ils désignaient des manichéens ou des nestoriens (1903) –, ou encore sur les sabao 薩寶 (1903), du nom d’un titre porté par les chefs des immigrés ou descendants d’immigrés originaires de Sogdiane.
À la suite de plusieurs expéditions lancées depuis la fin du xixe siècle pour explorer le Turkestan chinois par la Russie, la Suède, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Japon – expéditions qui avaient rencontré de grands succès archéologiques –, la France ne pouvait être en reste, surtout après la création d’une Association internationale pour l’exploration de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient. L’expédition fut programmée dès le début de l’année 1905 par Sylvain Lévi et Émile Senart (1847-1928), sous l’égide de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et du Comité de l’Asie française, comité colonial fondé en 1901 réunissant industriels et financiers et ayant pour objectif initial la pénétration économique de la Chine et d’autres pays d’Asie. La mission fut confiée à Pelliot qui en définit les objectifs, à ce moment-là encore assez imprécis, dans le projet intitulé : « Un nouveau champ d’exploration archéologique : le Turkestan chinois ». Cette vaste région y est présentée comme la route pacifique des échanges, une grande voie de la politique, du commerce, de la religion. Pelliot ne s’attend pas à y trouver des ruines grandioses et évoque plutôt le sable de l’Égypte, les ustensiles de Pompéi, l’art gréco-bouddhique du Gandhāra qui s’est répandu jusqu’à Niya et Rawak (au sud du Taklamakan), ou encore les planchettes de peuplier écrites en karoṣṭhī. Le point sur lequel il compte le plus, c’est la région de Koutcha, où le pèlerin Xuanzang avait vu, au viie siècle, un grand nombre de couvents bouddhiques. Il souhaite ensuite se rendre au Lob Nor et à Loulan, sur les traces de l’archéologue Aurel Stein (1862-1943), puis entreprendre l’étude systématique des grottes de Dunhuang et enfin terminer par la visite de Xi’an et de Datong pour y étudier les grottes bouddhiques de Yungang.
Le voyage est retardé de plusieurs mois à cause du délai d’obtention des visas des membres de l’expédition, à savoir Pelliot lui-même, le docteur Louis Vaillant (1876-1963), médecin militaire et ami d’enfance de Pelliot, ainsi que Charles Nouette (1869-1910), photographe. En attendant, Pelliot s’est rendu en Russie pour visiter les bibliothèques et se perfectionner en russe. Mais le déroulement de la mission allait différer du programme initial. Parti de Paris en juin 1906, Pelliot reste près de deux mois à Tachkent dans l’attente des gros bagages. Il y apprend le turc oriental. En août, la mission se trouve à Kachgar. Elle visite des grottes déjà explorées par le Russe Nikolaï Fedorovich Petrovsky (1837-1908), l’Allemand Theodor Bartus (1858-1941) et le Britannique d’origine hongroise Aurel Stein. Les fouilles se révèlent décevantes. Pelliot part pour Aqsu, Tumushuke, puis Subachi et Douldour-Âqour. Il reste huit mois dans la région de Koutcha. À Ouroumtchi, il a l’occasion de voir l’un des nombreux manuscrits découverts dans une grotte de Dunhuang quelques années plus tôt et obtient des informations par Pei Jingfu 裴景福(1855-1926), un mandarin exilé pour avoir augmenté sa collection de peintures et de calligraphies en puisant dans les fonds du palais impérial. Le gardien des grottes de Dunhuang, après avoir ouvert la niche, avait cherché à vendre une partie des manuscrits et en avait offert au gouverneur de Jiuquan. Celui-ci n’avait guère apprécié la valeur de ces pièces, considérant que l’écriture en était plus mauvaise que la sienne. Il offrit à son tour quelques rouleaux à un percepteur belge qui quittait la Chine et qui, passant par Ouroumtchi, en donna aux autorités locales. Pei Jingfu estimait que ces manuscrits remontaient à la dynastie des Tang (618-907). Il parla également à Pelliot de trois peintures venant de la grotte, qu’il avait pu voir chez le préfet Ye Changchi 葉昌熾 (1849-1917) à Lanzhou. Tout cela l’incite à se rendre aussitôt à Dunhuang. Là, lors d’un séjour de près d’un mois, en 1908, il parcourt les dizaines de milliers de manuscrits en chinois, il en choisit environ 3 000, datant d’entre les ve et xe siècles. Il y ajoute près de 4 000 manuscrits en tibétain et d’autres en sanskrit, en khotanais, en tokharien, en sogdien, en ouïgour, quelques spécimens des premiers imprimés chinois, ainsi que plusieurs centaines de peintures sur soie, sur chanvre et sur papier. Tout cet ensemble est acheté après une discussion serrée avec le gardien des grottes pour 500 taels, soit environ 20 000 francs. Pelliot n’a alors de cesse de mettre les documents de Dunhuang en lieu sûr. Il abandonne donc l’idée de s’arrêter à Xi’an et de se rendre à Datong. Les manuscrits sont acheminés d’abord vers la concession française de Shanghai avant de partir pour Paris. Dans une lettre du 1er décembre 1908 écrite à Wuxi, Pelliot montre qu’il est tout à fait conscient de la valeur de sa découverte : « Inutile de rien dire trop vite de nos collections avant qu’elles soient en lieu sûr. Depuis que les caisses sont sur la concession française de Changhai, j’ai touché mot de mes trouvailles à quelques érudits, et l’enthousiasme un peu jaloux qu’elles ont excité m’a confirmé dans ma première impression. Il est probable que la vente à Pékin ou à Shanghai de nos manuscrits de Shazhou suffirait à elle seule à couvrir tous les frais de l’expédition. »
Pelliot se rend à Pékin en août 1908 et y évoque sa trouvaille auprès de Miao Quansun 繆荃孫 (1844-1919), le premier directeur de la Bibliothèque nationale de Chine à Pékin. Il y retourne l’année suivante pour acheter des livres pour la Bibliothèque nationale. Une partie des 30 000 fascicules acquis semble avoir été payée, grâce aux talents de bridgeur du sinologue. Lors de son séjour en Chine, Pelliot rencontre de grands savants avertis de la découverte de Dunhuang : Duanfang 端方(1861-1911), Dong Kang 董康 (1867-1947), Wang Renjun 王仁俊(1866-1913) et Luo Zhenyu 羅振玉 (1866-1940). Ils font photographier et publier les manuscrits de Dunhuang que Pelliot a apportés en témoignage de sa découverte. Malgré une déception certaine de n’avoir connu plus tôt l’importance du contenu de la grotte aux manuscrits, les érudits chinois sont admiratifs envers Pelliot. « Il est hors du commun ! », s’exclame Miao Quansun dans son journal4
Le succès de l’expédition en Asie centrale était complet et son chef, de retour en France, reçut l’hommage des sociétés savantes. Peu après, le Collège de France transformait une chaire d’hébreu en chaire de langues, histoire et archéologie de l’Asie centrale destinée à Paul Pelliot. Cependant, la jeunesse de Pelliot, qui n’avait que trente-trois ans, et la soudaineté de cette promotion firent que cette élection rencontra des critiques virulentes. Des attaques vigoureuses et mensongères tentèrent de faire passer Pelliot pour un arriviste incompétent, tantôt un benêt victime d’une forgerie qui avait pris des manuscrits récents ou contrefaits pour d’authentiques documents médiévaux, tantôt un mystificateur5
Mais les allégations de Farjenel et de ses collègues, parmi lesquels un conservateur des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale de France, Edgar Blochet (1870-1937), sont cependant réduites à néant quand paraissent les premiers travaux tirés des documents de Dunhuang et des autres sites visités par la mission Pelliot. Paul Pelliot lui-même consacre un important travail sur le manichéisme, en collaboration avec Édouard Chavannes (1911). Tandis qu’il entreprend l’inventaire des manuscrits chinois et la publication des photographies des grottes de Dunhuang, il s’intéresse plutôt à des manuscrits en langues non chinoises, khotanais, sogdien, ouïgour. Sa notoriété le fait proposer par Aurel Stein pour rédiger le catalogue des manuscrits chinois de Dunhuang déposés au British Museum. Pelliot n’entreprend qu’une brève visite à Londres et, après un examen assez rapide, déclare que la très grande majorité des manuscrits étant de nature bouddhique, il ne faut guère plus d’une année pour parvenir au terme du catalogue6
D’autres travaux attendent Pelliot : dans les premières années qui suivent son installation au Collège de France, son intérêt le porte sur l’origine du nom de « Chine » (1912), sur le cycle sexagénaire de la chronologie tibétaine (1913), sur les plus anciens monuments de l’écriture arabe en Chine (1913), sur l’étude du Tableau du labourage et du tissage, Gengzhi tu 耕織圖 (1913), sur celle du catalogue tibétain du Tanjur et sur les versions chinoises des Questions de Milinda (1914). La Première Guerre mondiale l’éloigne de Paris et contribue sans doute à l’éloigner aussi de Dunhuang. D’abord envoyé aux Dardanelles en tant qu’officier de liaison, après l’échec de l’expédition franco-anglaise, il est nommé attaché militaire à Pékin, puis en mission en Sibérie en 1918. Il se marie à Vladivostok. Il trouve le temps, cependant, au cours de cette période, d’envoyer à Paris deux articles relatifs aux manuscrits de Dunhuang, l’un sur le Livre des Documents (Shangshu 尚書) en caractères anciens, l’autre sur un fragment d’une des plus anciennes monographies locales subsistantes, celle de Dunhuang (Shazhou dudufu tujing 沙洲都督府圖經, 1916).
Une fois à Paris, ses activités professionnelles reprennent avec une vigueur et une rapidité extraordinaire. Il retrouve son enseignement au Collège de France, prend la direction du T’oung Pao, revue laissée vacante par le décès de Chavannes, est élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, s’active pour donner naissance à l’Institut des hautes études chinoises. Il allait y donner un enseignement qui préfigura la création d’une chaire de civilisation chinoise à la Sorbonne. En 1927, il était également nommé directeur d’études à la section des Sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études, sans avoir à y donner de conférences. Aucun domaine de la sinologie ne lui demeure étranger : bouddhisme, taoïsme, histoire de l’art, histoire des techniques, philologie, bibliographie, etc. ; aucune époque de l’histoire ne lui reste inconnue. Dans la plupart des cas, c’est à partir de la lecture ou de la recension de travaux récemment publiés que Pelliot développe sa pensée et son argumentation.
Sa curiosité, antérieurement tournée d’abord vers l’Asie du Sud-Est, puis vers l’Asie centrale, le porte maintenant vers les relations de la Chine avec l’Occident, celles du temps des missions jésuites de la fin des Ming et du début des Qing (« La peinture et la gravure européennes en Chine au temps de Mathieu Ricci », 1921 ; « Les conquêtes de l’empereur de la Chine », 1921 ; « L’origine des relations de la France avec la Chine : le premier voyage de l’Amphitrite en Chine », T’oung Pao 1928, 1929 ; « Michel Boym », T’oung Pao 1935) et plus encore celles du temps de l’empire mongol, quand le pape et le roi de France envoyèrent des émissaires jusqu’à la capitale mongole. Le gros article de Pelliot, « Les Mongols et la papauté », paru dans plusieurs livraisons de la Revue de l’Orient chrétien (1922, 1923, 1924, 1931), traite ainsi de la fameuse lettre du grand Khan Güyük (1206-1248) à Innocent IV (1195-1254), du nestorien Siméon Rabban-Ata et des missionnaires Nicolas Ascelin (12..-1256) et André de Longjumeau ( ?-1270). Quant à ses travaux sur Jean de Plan Carpin (v. 1182-1252) et Guillaume de Rubrouck (121.?-129.?), envoyés du pape et de Saint Louis, et sur les voyages des nestoriens Mar Yahballàhâ et Rabban Sauma (v. 1225-1294) jusqu’au Proche-Orient et même en Italie et en France, ils restèrent impubliés de son vivant et ne parurent qu’en 1973. Cet intérêt pour les voyages entre l’Europe et l’Extrême-Orient se prolonge avec le voyage de Marco Polo (1254-1324) que Pelliot traite abondamment par l’édition de La Description du monde en 1938 avec Arthur-Christopher Moule (1873-1957). Les notes détaillées qui accompagnaient cet ouvrage, certaines très longues, de près de cent pages – comme celle qui analyse le royaume des femmes –, ne parurent qu’après sa mort (1959-1973). De même, l’introduction du nestorianisme en Chine l’attire depuis la publication, en 1902, de l’ouvrage du père Henri Havret (1848-1901) consacré à la stèle nestorienne de Xi’an et qui a fait couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en 1623, mais ses travaux ne furent publiés qu’après sa mort, en 1984 et 1996.
Les relations extérieures de la Chine font, encore une fois, l’objet d’un travail de philologie et de géographie historique capital avec les extraordinaires voyages de l’amiral Zheng He (1371-1433) jusqu’en Arabie et en Afrique, entre 1405 et 1433, sur lesquels venait de se pencher J. J. L. Duyvendak (1889-1954) (« Les grands voyages maritimes chinois au début du xve siècle », T’oung Pao 1933, puis 1935 et 1936).
Mais Pelliot ne s’arrête pas aux relations extérieures, aux influences exercées ou reçues par la Chine sur d’autres civilisations, il entre de plain-pied dans celles-ci, qu’il s’agisse des Coumans (Journal asiatique 1920), des Turcs (« Sur la légende d’Uguz-khan en écriture ouïgoure », T’oung Pao 1930) ou de l’histoire du Tibet, pour laquelle il traduit les chapitres contenus dans les histoires officielles des Tang (Histoire ancienne du Tibet, 1961). À la fin de sa mission des années 1906-1908, il s’était passionné pour la langue mongole et avait même souhaité s’y consacrer intensément en restant en Chine. À plusieurs reprises, la lecture de travaux de ses collègues lui donna l’occasion de se pencher sur des questions linguistiques et philologiques (« Les mots à h initiale, aujourd’hui amuie, dans le mongol des xiiie et xive siècles », Journal asiatique, 1925 ; « Les formes turques et mongoles dans la nomenclature zoologique du ‟Nuzhatu’l-kulûb” », 1931), mais surtout il traduisit l’Histoire secrète des Mongols (1949), rédigea les Notes sur l’histoire de la Horde d’Or (1949) et les Notes critiques d’histoire kalmouke (1960).
Si l’attention de Pelliot dans ses lectures et ses recensions est attirée par des thèmes qu’il affectionne, il rend compte dans le T’oung Pao de toutes sortes d’ouvrages ou d’articles sur la Chine, bien sûr, mais également sur d’autres pays d’Asie : l’Indochine, le Siam, l’Inde, le Japon, parfois l’Iran et même l’Arménie. Pour la Chine, aucune époque ne lui est étrangère, des bronzes de la Chine antique, auxquels il consacre plusieurs travaux, jusqu’aux événements politiques contemporains, même si le monde chinois du xxe siècle ne fut jamais l’un de ses champs d’étude privilégiés. Dans sa jeunesse, il assura brièvement une chronique de l’actualité culturelle et des bouleversements politiques qui affectèrent la Chine impériale et il lui arriva de donner plusieurs conférences sur la Chine et la révolution (1912) ou le problème de l’éducation en Chine (1926). Sa connaissance de la Chine moderne le fit nommer vice-président de la délégation française à la conférence internationale de l’Institute of Pacific Relations qui eut lieu à Hot Springs (Virginie) en janvier 1945, quelques mois avant son décès. On y discuta notamment de l’avenir des colonies de la France et du Royaume-Uni ainsi que de l’émancipation de l’Asie.
Le plus souvent, les recensions de Pelliot, qui se multiplient vers 1930, sont sobres et toujours rigoureuses. Il arrive qu’elles entraînent une réponse de l’auteur d’un article éreinté. Pelliot la publie, mais ne souffre guère d’être contesté. C’est ainsi qu’il a maille à partir avec plusieurs confrères étrangers, notamment l’Allemand Erwin von Zach (1872-1942) qui fut d’abord son ami, avant de voir son nom interdit au T’oung Pao, et presque en même temps Carl Hentze (1883-1975), directeur de la revue Artibus Asiae, et enfin l’américain John C. Ferguson (1866-1945), conseiller des musées de Pékin et des États-Unis7
Pelliot fut un rédacteur en chef du T’oung Pao exemplaire, se chargeant de la plupart des rubriques. Il contribua à en faire la meilleure des revues d’études chinoises en langues occidentales. Ce ne fut que l’une de ses multiples tâches au service de la collectivité, puisqu’il assura également la direction de la Revue des arts asiatiques et qu’il œuvra au sein de multiples sociétés savantes (la Société asiatique, qu’il présida à partir de 1935, la Société de géographie, dont il fut vice-président, la Société des études iraniennes, etc.), de comités scientifiques et de conseils d’administration (musée Guimet, Conseil supérieur des musées, Commission des fouilles, etc.). Sa renommée hors de France le fit, en outre, accueillir par plusieurs académies étrangères, de Belgique, de Norvège, du Royaume-Uni, de l’URSS, de Prusse.
Certains esprits chagrins ont regretté que Paul Pelliot n’ait pas écrit d’ouvrages offrant une synthèse sur l’un des sujets qui l’ont attiré tout au long de son existence. Plusieurs de ses articles sont, certes, aussi imposants par leur volume que beaucoup de livres. Cependant ils n’en ont pas vraiment la construction. Pelliot, semble-t-il – selon Jean Filliozat (1906-1982) –, considérait qu’un ouvrage sur l’Asie centrale ne pouvait, alors, être écrit par personne. Il est probable qu’il n’en avait pas le goût. Sa mémoire prodigieuse et ses capacités d’analyse étaient entièrement tournées vers l’approfondissement des thèmes abordés, bien souvent seulement effleurés par d’autres, autant que vers la découverte de nouveaux domaines qu’il se faisait un devoir d’explorer à fond.