Catherine Delacour & Jean-Pierre Drège
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La mission : les clefs d’un succés Les Français bons derniers

La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès

Ouroumtchi, le tournant

En septembre 1907, parvenu à Karachahr, Pelliot a abandonné l’idée de fouiller à Goutchen, lieu sur lequel il bâtissait ses espoirs. Stein y est passé, ainsi qu’à Shazhou, où Pelliot pense qu’il n’est pas resté plus d’un mois. À Chortchouq, non loin de Karachahr, les Allemands ont encore une fois précédé Pelliot, qui finit par atteindre Ouroumtchi en passant par Korla, Toqsoun et Davantchin. Pendant ce temps, Vaillant a été envoyé en reconnaissance à Tourfan. Il y constate qu’il y a peu d’espoir d’entreprendre des recherches fructueuses après le passage des Allemands125125L. Vaillant, « Les travaux géographiques faits par la mission archéologique d’Asie centrale, Mission Paul Pelliot (1906-1909) », Bulletin de la Société de Géographie, 1955, p. 90.. Les Français restent donc à Ouroumtchi pendant près de trois mois, notamment pour attendre des fonds : il s’agit probablement des 10 000 francs versés à la Banque russo-chinoise le 30 septembre 1907, qui viennent compléter les 76 000 francs déjà versés au début de la mission, le 14 juin 1906. L’échange de roubles en monnaie chinoise est effectué à Tacheng, à la frontière sino-russe, dans la succursale de la Banque russo-chinoise126126Voir Rong Xinjiang et Wang Nan, « Paul Pelliot en Chine (1906-1909) », in Paul Pelliot, de l’histoire à la légende, Jean-Pierre Drège et Michel Zink éd., Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013, p. 92-93, qui mentionnent la Banque russo-asiatique ; mais la Banque russo-chinoise ne semble avoir pris le nom de Banque russo-asiatique qu’en 1910..

fig. 1 - Ouroumtchi, groupe des mandarins [Au deuxième rang en partant de la gauche : Pei Jingfu ; Louis Vaillant ; Wang Shu’nan ; Paul Pelliot et Charles Nouette. Au premier rang en partant de la gauche : Aixinjueluo Zaize ; personne non-identifiée ; Song Bolu], entre le 7 octobre et le 25 décembre 1907. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP7661 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

En attendant ces fonds, Pelliot fréquente l’intelligentsia d’Ouroumtchi (fig. 1). Le fait qu’il parle l’anglais, le russe, le turc et le chinois étonne et séduit ses interlocuteurs. Sa vaste culture fait l’admiration des fonctionnaires locaux dans un pays en pleine mutation. Les relevés opérés par Vaillant sont appréciés de Wang Shu’nan 王樹枏 (ou 楠), commissaire à l’administration provinciale du Xinjiang, qui prépare une géographie de la province127127Il s’agit du Xinjiang guojie zhi publié en 1908 et repris dans le Xinjiang tuzhi 新疆圖志 de 1911.. Wang Shu’nan (1857 [ou 1851]-1936) est par ailleurs l’auteur d’une Histoire grecque (Xila chunqiu 希臘春秋), d’une Ethnographie de l’Europe (Ouzhou zulei yuanliu lüe 歐洲族類源流略) et d’une Histoire de Pierre le Grand (Bide yu E ji 彼得與俄記). Pelliot échange également avec Song Bolu 宋伯魯 (1854-1932), lui aussi auteur d’un ouvrage géographique sur le Xinjiang, le Xinjiang jianzhi zhi 新疆建置志 (Mémoire sur l’édification du Xinjiang), achevé en 1902, ainsi qu’avec Pei Jingfu 裴景福 (1854-1924) et le duc Lan, Zailan 載瀾 (fig.), et d’autres encore. Song Bolu, docteur en 1886, a été censeur en charge du circuit du Shandong, avant d’être exilé au Xinjiang à la suite de son implication dans les réformes des Cent Jours en 1898. Il est l’auteur d’un Xiyuan suoji 西轅瑣記 (Notes d’un bannissement à l’Ouest) et d’un Huandu zhai zashu 還讀齋雜述 (Mélanges du studio du Retour à la lecture), dont il montre à Pelliot des passages. Pei Jingfu, lui aussi exilé au Xinjiang, est l’auteur d’un Hehai Kunlun lu 河海崑崙録 (De la mer aux monts Kunlun), récit de son voyage depuis Canton jusqu’à Ouroumtchi ; il collectionne les peintures et les calligraphies. Quant à Zailan (1856-1916), l’un des petits-fils de l’empereur Xuanzong (r. 1821-1851), il avait été exilé à vie au Xinjiang en raison de sa participation active au mouvement des Boxeurs. Frère du prince Duan 端郡王, commandant des troupes des Boxeurs à Pékin, contre qui Pelliot s’était battu lors du siège des légations en 1900, il s’est pris d’amitié pour son ancien ennemi qu’il reçoit avec « force coupes de champagne ».

fig. 2 - Charles Nouette, Ouroumtchi, portrait du duc Lan, entre le 7 octobre et le 25 décembre 1907. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP7663 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Zailan a fait don à Pelliot, provenant d’une grotte de Dunhuang où l’on avait découvert tout un ensemble d’ouvrages et de peintures en 1900, d’un manuscrit remontant au moins au viiie siècle. Il s’agit, affirme Pelliot, d’un manuscrit bouddhique écrit sous les Tang128128À deux reprises, Pelliot a informé Senart de cette découverte, dès son séjour à Ouroumtchi, mais aucun brouillon de ces lettres ne semble avoir été conservé. Lettre à Senart, Dunhuang, 26 mars 1908, publiée in BEFEO 8, 1908, p. 505. Voir aussi Discours d’Émile Senart, in Trois ans dans la Haute Asie, Paris, Comité de l’Asie française, 1910, p. 13.. Au cours du séjour à Ouroumtchi Pelliot essaye de collecter un maximum de renseignements sur cette découverte fortuite. Il note sur un bout de papier les questions à poser à Song Bolu et à Pei Jingfu : « Les peintures et les livres trouvés à Cha-tcheou. En a-t-il vu en caractères fan ? Où est l’ami qui lui en a montré ? »129129Papiers Pelliot, musée Guimet, Mi 64.. Dans ses discussions avec Pei Jingfu, il apprend qu’un fonctionnaire nommé Ye Changchi 葉昌熾 (1849-1917), commissaire à l’éducation pour le Gansu, a reçu des manuscrits et des peintures de la grotte de Dunhuang : c’est en visitant Dunhuang, sans aller lui-même aux grottes, que Ye s’est fait offrir trois peintures par Wang Zonghan 汪宗翰, le sous-préfet de Dunhuang130130Sur Ye Changchi, voir Rong Xinjiang, « Ye Changchi, Pioneer of Dunhuang Studies », IDP News 7, 1997, p. 1-5..
Pelliot a donc une certaine idée de ce à quoi il peut avoir à s’attendre en allant à Dunhuang : « Bien que notre confrère Stein fût passé à Touen-houang peu avant nous, je conservais l’espoir de faire encore une bonne moisson »131131Pelliot, Trois ans dans la Haute Asie, Paris, Comité de l’Asie française, 1910, p. 13.. Arrivant presque toujours après ses concurrents, Pelliot ne perd jamais espoir. Le travail fait par ses prédécesseurs lui paraît souvent superficiel, sauf quand les Allemands emportent tout. Déjà quelques mois auparavant, alors qu’il était encore à Koutcha, il envisageait d’arriver plus tôt à Dunhuang, vers la fin de l’année 1907 ou au début de 1908 :

« J’espère qu’à ce moment, c’est-à-dire assez avant dans l’hiver, Stein nous aura brûlé la politesse. Aura-t-il fouillé seulement les grottes des Mille Buddha de Cha-tcheou même, ou aussi une autre série importante qui se trouve à une certaine distance plus à l’Est et qui ne jouissent [sic] pas d’une égale notoriété ? Nous ne le saurons que là-bas. En tout cas, je ne pense pas qu’il ait beaucoup enlevé de fresques, faute de moyens de transport, peut-être aussi par respect pour des œuvres dont on n’enlève une qu’en en mutilant dix, enfin parce que peut-être les moines chinois qui au temps de Prjevalski et de Bonin entretenaient là quelque semblant de culte ne l’auront pas laissé faire. Il est donc possible pour les fresques que Stein ait surtout pris des photographies, et ce que j’ai vu de ses clichés personnels dans ses livres me fait croire que Nouette pourra encore fructueusement travailler derrière lui. »132132Lettre à Senart, Koutcha, 31 août 1907, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 407.

125L. Vaillant, « Les travaux géographiques faits par la mission archéologique d’Asie centrale, Mission Paul Pelliot (1906-1909) », Bulletin de la Société de Géographie, 1955, p. 90.
126Voir Rong Xinjiang et Wang Nan, « Paul Pelliot en Chine (1906-1909) », in Paul Pelliot, de l’histoire à la légende, Jean-Pierre Drège et Michel Zink éd., Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013, p. 92-93, qui mentionnent la Banque russo-asiatique ; mais la Banque russo-chinoise ne semble avoir pris le nom de Banque russo-asiatique qu’en 1910.
127Il s’agit du Xinjiang guojie zhi publié en 1908 et repris dans le Xinjiang tuzhi 新疆圖志 de 1911.
128À deux reprises, Pelliot a informé Senart de cette découverte, dès son séjour à Ouroumtchi, mais aucun brouillon de ces lettres ne semble avoir été conservé. Lettre à Senart, Dunhuang, 26 mars 1908, publiée in BEFEO 8, 1908, p. 505. Voir aussi Discours d’Émile Senart, in Trois ans dans la Haute Asie, Paris, Comité de l’Asie française, 1910, p. 13.
129Papiers Pelliot, musée Guimet, Mi 64.
130Sur Ye Changchi, voir Rong Xinjiang, « Ye Changchi, Pioneer of Dunhuang Studies », IDP News 7, 1997, p. 1-5.
131Pelliot, Trois ans dans la Haute Asie, Paris, Comité de l’Asie française, 1910, p. 13.
132Lettre à Senart, Koutcha, 31 août 1907, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 407.