La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
Koutcha, découvertes et déconvenues
Le séjour de la mission Pelliot à Koutcha s’étend de janvier à septembre 1907. Pelliot y retrouve son confrère russe Mihail Berezovskij (fig. 1), qu’il avait rencontré à Kachgar plus d’un an auparavant. L’accord entre eux au sujet des fouilles est immédiat : « Grâce à son caractère conciliant, et vu d’ailleurs qu’il n’y a pas de convention entre nous et les Russes pour laisser Koutcha au comité de Pétersbourg, nous n’avons pas eu de peine à nous entendre pour ne pas nous gêner mutuellement »94
Pelliot a en mémoire le passage en force de Grünwedel à Kachgar, sur lequel il revient longuement dans cette même lettre, et découvre en même temps ce qu’il craignait depuis le début, la concurrence avec Stein : « Si j’en crois une nouvelle que m’a donnée hier le tao t’ai d’Aqsou, de passage ici, Stein serait de son côté en train de tenter à notre égard une petite muflerie : il serait, paraît-il, parti de Tcharqalyq près du Lob pour Touen-houang, c’est-à-dire Cha-tcheou ; nous lui aurions ainsi assuré sa liberté d’action au sud du Lob pour qu’il vienne de suite nous devancer au nord »96
« La petite muflerie… hongroise de Stein se confirme donc ; voilà pourquoi il n’a pas répondu à votre lettre, ni ne nous a remercié de lui avoir envoyé un produit photographique qui lui manquait. Je lui réserverais volontiers, comme on dit, un chien de ma chienne, mais pour le moment je ne vois pas où lui faire ce cadeau… Nous avons été trop généreux de lui réserver un terrain de chasse gardée. Pour moi, je ne [me] sens plus lié à son égard, et si l’avenir me conduit à Altmych-boulāq, à la moindre occasion tentatrice je ne m’interdirai pas une incursion sur son domaine. N’allez pas croire d’ailleurs que ce désir puisse influer en rien sur mes projets ; je ne ferai jamais que ce qui me paraîtra dans l’intérêt même de notre mission. »97
Ébranlé par cette nouvelle, Pelliot garde pourtant la tête froide. Mais ce n’est pas le fait que Stein soit à Dunhuang avant lui qui le met mal à l’aise, puisqu’il ignore ce que Stein y trouvera entre mars et juin 1907 ; c’est surtout qu’il aurait voulu le précéder à Goutchen (près de l’actuel Jimsar), un site qui semble prometteur (et où il n’ira pas). Ce ne sera qu’en septembre 1907, en route pour Ouroumtchi, que Pelliot comprendra qu’il a été « roulé sur toute la ligne », qu’il a été l’objet d’une « canaillerie »98
Partis les derniers à la conquête archéologique du Turkestan chinois, les Français arrivaient aussi les derniers. Néanmoins, Pelliot sait exploiter les failles de ses concurrents passés avant lui, persuadé d’avoir encore à faire après leur départ. C’est dans cette attitude positive que la mission se met au travail à Koutcha, munie des informations données par Berezovskij : « Vous voyez que si nous arrivons les derniers à Koutchar, nous ne serons pas en peine d’y trouver de la besogne. Et à vrai dire rien ne servirait de nous désoler sur le retard apporté à notre départ. Eussions-nous fait toute diligence qu’il nous eût été impossible de quitter Paris avant novembre 1905, à supposer que nous eussions dès lors les autorisations russes ; avec les temps d’arrêt inévitables à Och et à Kachgar, nous n’aurions pu arriver à Koutchar avant février 1906, quand les Allemands avaient déjà terminé »99
Durant plus de huit mois, l’équipe est au travail, à Kumtura et à Subachi (fig. 2) notamment. Les ming-oï (les « Mille maisons ») de Kumtura ont déjà été visitées par Berezovskij, et avant lui par Bower. À Kumtura comme à Kizil, Pelliot remarque que les peintures murales sont nombreuses, mais pas les sculptures, comme c’était le cas à Tumushuke. Les manuscrits aussi semblent plus nombreux, mais en brahmī. Les résultats, malgré tout, ne sont pas toujours proportionnels aux efforts déployés. Les sites de Karich et de Bostan Toghrâq, à l’est de Koutcha, ne donnent rien. À Subachi, Pelliot s’inquiète de ce que les Japonais (les « Ribon ») n’aient trouvé, lui dit-on, qu’une paire de sandales100
« Oui, je ne sais que vous dire, ou ma désolation devant ces trésors en partie perdus, ou ma joie de doter nos bibliothèques d’une première collection de manuscrits d’Asie centrale. Nous avons déjà, par moitié, le doyen des manuscrits du Turkestan, le manuscrit Dutreuil de Rhins. J’espère qu’après les trouvailles de Douldour-āqour, nous ne serons pas beaucoup en retard sur les collections anglaises et russes, et même, au point de vue des textes en brahmī tout au moins, sur les collections de Le Coq et Grünwedel. »103
Ayant trouvé un rouleau de papier de type chinois écrit en brahmī (fig. 3), de 8 cm de diamètre sur 30 cm de long, Pelliot pense bien avoir mis la main sur le joyau de la collection104
« Autant vous dire tout de suite que nous n’avons fait ici aucune découverte sensationnelle. Trop de gens avaient passé avant nous, les Japonais, les Allemands, les Russes, qui avaient fait main basse sur tout ce qui était de découverte facile et de bonne prise. Mais la France étant entrée en ligne avec sept ou huit ans de retard, il faut bien se résigner à ne plus trouver un champ vierge ; du moins nous efforçons-nous, derrière les autres, de trouver mieux qu’à glaner. J’ai découvert beaucoup d’emplacements nouveaux, dont quelques-uns considérables, mais partout ruinés par l’incendie, envahis et rongés par le sel, et promettant somme toute, peu de fouilles fructueuses. Des tablettes inscrites, de nombreux fragments de manuscrits dans un état lamentable, quelques têtes peintes, des monnaies, il n’y a rien là qui sorte de l’ordinaire. La piste la plus nouvelle peut-être sur laquelle je me sois engagé est la recherche de vestiges préhistoriques. »106
La mission abandonne alors l’archéologie pour la reconnaissance topographique (fig. 4) : Pelliot cherche à atteindre le Youldouz (actuellement Kaidu開都), la rivière qui se jette dans le lac Bagrach (actuellement Bosten, Bositeng 博斯騰) et qui présente pour lui un intérêt historique lié à la fois à la stèle de Liu Pingguo 劉平國 des Han étudiée par Chavannes quelques années plus tôt et à la résidence royale des Tujue occidentaux au viie siècle107
Pelliot, parfois irrité de l’avance de ses concurrents, prend finalement son temps. À vrai dire, il hésite sur la destination à prendre et sur les lieux où il compte se diriger : « Vous-même pensez que dans les villes ruinées du désert j’aurais plus de chance d’un butin fructueux. Au sud du Lob, sans doute, du côté de Tchertchen (si Stein n’a pas exploité tous les bons coins). Mais c’est un changement de front complet, et n’est pas maintenant sans quelque aléa. Quant aux emplacements du nord du Lob, je n’ai plus grande confiance. » Pelliot pense plutôt se diriger vers Karachahr : il y a là, entre Kourla et Karachahr, un important ming-oï signalé par Hedin, où les Allemands Bartus (« vieux loup de mer plein d’expérience en l’art d’accommoder les fresques ») et Port (« enflé de la superbe des sinologues »108