Catherine Delacour & Jean-Pierre Drège
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La mission : les clefs d’un succés Les Français bons derniers

La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès

Dunhuang, la réussite

Dunhuang, vue extérieure des grottes 1 à 40
fig. 1 - Charles Nouette, Touen-houang [Dunhuang], vue extérieure des grottes 1 à 40, entre le 25 février et le 27 mai 1908. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP8206 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet
Dunhuang, vue extérieure des grottes 76 à 80
fig. 2 - Charles Nouette, Touen-houang [Dunhuang], vue extérieure des grottes 76 à 80, entre le 25 février et le 27 mai 1908. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP8207 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Pelliot n’a donc plus qu’une hâte : atteindre Dunhuang. Il ne s’arrête que quelques jours à Tourfan pour constater que les magnifiques champs de fouilles ont été largement exploités par ses collègues allemands. À Anxi, le préfet Enguang 恩光 lui offre un rouleau manuscrit d’un chapitre du Sūtra de la Grande Prajñāpāramitā, trouvé dans une grotte de Dunhuang133133P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 9 février 1908, p. 255..
Le 14 février, Pelliot est à Shazhou. Ce n’est que douze jours plus tard qu’il explore les grottes de Mogao, après avoir enquêté sur les routes de la région. Commence alors l’étude des stèles et le relevé des cartouches des peintures murales, puis, à partir du 3 mars, le dépouillement des dizaines de milliers de manuscrits mis au jour en 1900 dans la niche qui deviendra la grotte no 17. Pelliot estime d’abord le nombre des manuscrits à 10 000 rouleaux qu’il pense inventorier sommairement en dix jours. Il lui faudra finalement trois semaines, jusqu’au 25 mars, pour venir à bout de l’ensemble, qu’il estime alors entre 15 et 20 000 rouleaux. Après quoi il reprend l’examen des grottes pendant deux mois.

fig. 3 - Charles Nouette, Touen-houang [Dunhuang], grotte 163, niche aux manuscrits, entre le 25 février et le 27 mai 1908. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP8186 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Nouette dresse d’abord le plan des quelque 500 grottes, avant de prendre près de 500 photographies. Pelliot, pour sa part, étudie les peintures murales et note les inscriptions figurant dans les cartouches des peintures, ce qui lui permet de les dater et de se faire une idée de l’histoire des grottes ainsi que de l’art pictural à Dunhuang. Il est particulièrement séduit par la période des Wei du Nord (386-534), au moment où Chavannes vient d’étudier la sculpture des grottes de Datong et de Longmen134134Rapport de M. Pelliot sur sa mission au Turkestan chinois (1906-1909), Comptes rendus des Séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 1910, fasc. I, p. 63.. Manifestement il est plus impressionné par les peintures murales que par les peintures sur soie, sur chanvre ou sur papier qui viennent de la grotte aux manuscrits.
Dans la niche (actuelle grotte no 17 et no 163 selon la numérotation Pelliot) ou dans la grotte adjacente (actuellement no 16, où ont été prises les deux photos du sinologue agenouillé devant les manuscrits - fig. 3), Pelliot fait un choix, du moins parmi les textes écrits en chinois, car pour la brahmī, le ouïgour, le tibétain et les autres écritures, s’il en reconnaît les caractères, il avoue ne pas comprendre la signification des manuscrits : « Ces manuscrits m’inspirent le respect un peu superstitieux que Pétrarque montrait, dit-on, pour des textes grecs qu’il n’entendait guère. Mon grec à moi, c’est la brahmī »135135Cf. « Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 501-529 (p. 507).. Aussi acquiert-il tout ce qu’il peut. C’est une découverte absolument majeure dont Pelliot lui-même ne mesure pas encore, à ce moment, le renouvellement des études chinoises médiévales qu’elle va provoquer. Il a mis de côté plusieurs milliers de manuscrits bouddhiques, une catégorie qui représente environ 80 % du contenu de la niche, mais également des textes taoïques, confucianistes, littéraires, historiques, mathématiques, astrologiques, médicaux, géographiques, des écrits nestoriens, manichéens, sans compter tous les documents de la pratique, actes de vente, recensements, comptes, etc., et encore quelques textes imprimés en xylographie. Tout en examinant les manuscrits qu’il a entre les mains, Pelliot s’interroge sur la date de la fermeture de la niche. Dès le premier jour il est convaincu que la grotte a été fermée « à l’occasion de quelque trouble, en l’espèce de la conquête si-hia je pense, car je ne trouve rien jusqu’à présent de postérieur »136136P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 3 mars 1908, p. 279.. À la fin de son enquête il maintient son premier jugement et l’argumente137137« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 506.. Cette opinion sur une date de fermeture de la grotte aux manuscrits se situant au moment de la conquête Xi Xia en 1035 ne sera remise en cause que beaucoup plus tard138138Voir notamment Rong Xinjiang, « The Nature of the Dunhuang Library Cave and the Reasons for its Sealing », Cahiers d’Extrême-Asie 11, 1999-2000, p. 247-275.. Tous les ouvrages rassemblés par Pelliot seront inventoriés par lui-même avant d’être déchiffrés, catalogués et étudiés par d’autres tout au long du xxe siècle. Ayant noté chaque jour les pièces les plus importantes qu’il avait mises de côté, Pelliot écrit le 26 mars une longue lettre à Senart dans laquelle il détaille le contenu de sa prise et surtout en situe la valeur. Cette lettre fameuse, qui a été transmise à l’Académie, sera publiée dans le BEFEO139139« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906. :

« Quant à l’importance de cette bibliothèque, je ne crois pas l’exagérer. J’ai travaillé avec l’enthousiasme du Pogge mettant par hasard la main en je ne sais quel couvent suisse sur un vieux fonds d’auteurs grecs et latins. Mais aucun amour-propre ne m’égare, puisqu’aussi bien je ne suis pour rien dans la découverte. À mon sens, ces manuscrits apportent en sinologie deux nouveautés. D’abord, le manuscrit chinois était une catégorie à peu près inconnue dans nos bibliothèques […]. La seconde nouveauté est que, pour la première fois en sinologie, nous pourrons travailler en quelque sorte sur pièces d’archives. »140140« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 528.

Il s’agit pour Pelliot de la plus massive découverte de manuscrits chinois qui ait été faite depuis quelques siècles141141« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 529..
Une question que l’on est amené à se poser pour diverses raisons est celle du coût de l’acquisition des manuscrits, des imprimés et des peintures de la grotte. Il n’est pas facile d’y répondre. Dès son entrée dans la niche aux manuscrits et dès qu’il a vu ce qu’elle recelait, Pelliot a conçu l’espoir d’acquérir un grand nombre de pièces, voire la totalité. Il est certain qu’il pourra en emporter, mais il ne sait pas combien, ni à quel prix :

« Le moine m’a dit que Stein avait donné 200 taëls pour le temple et qu’on l’avait autorisé, d’accord avec le sous-préfet, à emporter un certain nombre de manuscrits ; il avait encore, m’ajoute sans détours le moine, donné de la main à la main 50 taëls pour en emporter davantage. Résultat : il a dû avoir de 50 à 60 pièces, rouleaux et manuscrits en feuillets, et évidemment il a choisi de préférence la brahmī et le tibétain. Il a travaillé 3 jours dans la niche, mais l’état des liasses me prouve qu’il en a laissé la plus grande partie sans les déplier. Quant au chinois, il n’a pu le prendre qu’au hasard. Pour nous, il est hors de doute qu’on nous cèdera un certain nombre de manuscrits, mais j’achèterais volontiers toute la collection, jusqu’à 3 000 taëls142142La valeur d’échange du taël, unité de poids (une once d’argent, soit environ 37 g), varie selon les localités. On a pu estimer dans les années 1900 qu’un taël équivalait à 3,73 francs. Pelliot évoque donc une somme équivalant à environ 11 200 francs. et promesse d’un exemplaire complet de l’édition japonaise du Trīpīṭaka (celle de Tōkyō). Si on a peur de se compromettre, comme il faut peut-être avoir des rouleaux à offrir aux mandarins, je pourrais acheter pour 1 500 taëls tout ce qui n’est pas chinois et les quelques rouleaux chinois qui offrent un intérêt historique. Il est curieux qu’il y ait là des documents historiques en somme importants, et qu’aucun érudit chinois n’y soit venu mettre le nez. »143143P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 3 mars 1908, p. 279.

Pelliot sous-estime largement la brèche effectuée par Stein lors de sa visite aux grottes un an plus tôt. Ce sont plus de 6 000 rouleaux qu’il a pu obtenir du gardien des grottes grâce à son secrétaire Jiang Xiaowan 蔣孝琬, pour un prix équivalent à quelque 130 livres selon Stein lui-même144144Journal d’Aurel Stein, à la date du 7 juin 1907, cité par Wang Jiqing, « Aurel Stein’s Dealings with Wang Yuanlu and Chinese Officials in Dunhuang in 1907 », in Sir Aurel Stein, Colleagues and Collections, Londres, British Museum, 2012, Helen Wang éd., p. 5.. Les discussions de Pelliot avec Wang Yuanlu 王圓籙, le gardien des grottes, pour l’achat de manuscrits et de peintures sont en fait longues et s’étalent sur plusieurs semaines. On ignore quel fut le montant total de l’acquisition. Si les comptes de la mission, rédigés à Paris, enregistrent les dépenses faites en France, en ce qui concerne celles faites à l’étranger au cours du voyage ils mentionnent seulement le versement de fonds à la Banque russo-chinoise et à la Banque d’Indochine, sans que l’on sache comment ces fonds ont été dépensés. Le 26 avril 1908, Pelliot indique que « le Ts’ien-fo-tong [Qianfo dong 千佛洞] va avoir saigné notre bourse plus que je ne prévoyais »145145Lettre à Senart, 26 avril 1908, dans P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 415.. S’il évoque plusieurs fois des prix, il ne donne pas celui du gros de ses acquisitions à Dunhuang. Le 30 avril, il écrit : « Je souhaite que l’intervention des puissances d’en-haut ne hausse pas les prétentions du Wang tao [Wang dao 王道] ; l’acquisition des documents tibétains (sauf le Kandjur) est résolue en principe, mais nous débattons encore sur le prix »146146Lettre à Senart, 30 avril 1908, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 416.. Le 8 mai, il note : « Ai acheté aujourd’hui pour 80 taëls les peintures et statues de bois du 上寺147147Le temple supérieur, Shangsi, est en fait le temple du bruit du tonnerre, Leiyin si 雷音寺, situé à proximité des grottes. Pelliot déclare, dans sa lettre à Senart du 26 avril, qu’il guigne des peintures provenant de la grotte aux manuscrits et que le Wang tao donne au Shangsi. Cf. P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 414.. Quant au Wang-tao, il lambine encore, et veut me parler demain matin »148148P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 294.. Quatre jours plus tard, l’affaire est conclue : « Ce soir s’est réglé l’achat des livres : j’ai eu enfin tout le chinois et le tibétain que j’avais mis de côté, plus un des kia-pan tibétains (pas possible d’avoir les autres). Mais le Wang tao a encore des peintures, les meilleures, dit-il, de la grotte, et qu’il a depuis longtemps mises de côté ; j’irai les voir demain »149149P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008.. C’est deux jours après que Pelliot « achète au Wang Tao 38 grandes peintures provenant de la grotte, pour 200 taëls, plus des bois pour une petite somme »150150P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008..
Rien dans tout cela ne permet de connaître le montant total de l’acquisition. Même la lettre à Senart du 26 avril ne précise pas la somme que Pelliot souhaite obtenir de l’Académie. Ce que l’on sait par les comptes de la mission, c’est que 10 000 francs ont été versés à la Banque d’Indochine le 30 juin 1908 comme rallonge à l’expédition. Une autre indication vient de Pelliot revenu en France, qui eut à se justifier des sommes dépensées pour une mission dont les résultats étaient contestés par des esprits malveillants. Alors qu’on l’accuse d’avoir dépensé quelque 200 000 francs pour acheter des manuscrits, Pelliot répond qu’à cette somme, on peut rayer un zéro151151Interview de P. Pelliot dans Le Temps du 6 mars 1911, reproduite dans Autour d’une chaire au Collège de France. Les documents de la mission Pelliot, Paris, M. Rivière, 1911, p. 43.. C’est d’ailleurs la somme avec un zéro en moins qui est finalement acceptée par ses ennemis. Le montant de l’achat des manuscrits et des peintures serait donc de l’ordre de 20000 francs, soit, si l’on peut se fier aux équivalences, près du double des 3 000 taëls que Pelliot comptait dépenser au début. C’est probablement la raison qui le pousse à réclamer une rallonge de crédits afin de disposer d’une réserve suffisante pour achever sa mission152152Pour sa part, Ye Changchi écrit dans son journal, le 28 décembre 1909, que Pelliot a acquis des manuscrits et des peintures dans une autre grotte pour le prix de 200 yuan. Cité dans Rong Xinjiang, « Ye Changchi, Pioneer of Dunhuang Studies », IDP News 7, 1997, p. 3-4..

133P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 9 février 1908, p. 255.
134Rapport de M. Pelliot sur sa mission au Turkestan chinois (1906-1909), Comptes rendus des Séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 1910, fasc. I, p. 63.
135Cf. « Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 501-529 (p. 507).
136P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 3 mars 1908, p. 279.
137« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 506.
138Voir notamment Rong Xinjiang, « The Nature of the Dunhuang Library Cave and the Reasons for its Sealing », Cahiers d’Extrême-Asie 11, 1999-2000, p. 247-275.
139« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906.
140« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 528.
141« Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 529.
142La valeur d’échange du taël, unité de poids (une once d’argent, soit environ 37 g), varie selon les localités. On a pu estimer dans les années 1900 qu’un taël équivalait à 3,73 francs. Pelliot évoque donc une somme équivalant à environ 11 200 francs.
143P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 3 mars 1908, p. 279.
144Journal d’Aurel Stein, à la date du 7 juin 1907, cité par Wang Jiqing, « Aurel Stein’s Dealings with Wang Yuanlu and Chinese Officials in Dunhuang in 1907 », in Sir Aurel Stein, Colleagues and Collections, Londres, British Museum, 2012, Helen Wang éd., p. 5.
145Lettre à Senart, 26 avril 1908, dans P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 415.
146Lettre à Senart, 30 avril 1908, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 416.
147Le temple supérieur, Shangsi, est en fait le temple du bruit du tonnerre, Leiyin si 雷音寺, situé à proximité des grottes. Pelliot déclare, dans sa lettre à Senart du 26 avril, qu’il guigne des peintures provenant de la grotte aux manuscrits et que le Wang tao donne au Shangsi. Cf. P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 414.
148P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 294.
149P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008.
150P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008.
151Interview de P. Pelliot dans Le Temps du 6 mars 1911, reproduite dans Autour d’une chaire au Collège de France. Les documents de la mission Pelliot, Paris, M. Rivière, 1911, p. 43.
152Pour sa part, Ye Changchi écrit dans son journal, le 28 décembre 1909, que Pelliot a acquis des manuscrits et des peintures dans une autre grotte pour le prix de 200 yuan. Cité dans Rong Xinjiang, « Ye Changchi, Pioneer of Dunhuang Studies », IDP News 7, 1997, p. 3-4.