La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
L’histoire de la fameuse mission que le jeune Paul Pelliot accomplit à travers la région du Xinjiang, que l’on dénommait alors Turkestan chinois, et jusqu’à Pékin, en passant par l’oasis et les grottes de Dunhuang dans la province du Gansu, est bien connue. Le « missionnaire » lui-même en fit le récit plusieurs fois à son retour en France en 1909. La valeur exceptionnelle des découvertes effectuées, dont l’importance ne fut d’ailleurs pas vraiment reconnue tout de suite, contribua à la multiplication pendant plus d’un siècle d’exposés plus ou moins détaillés sur le déroulement de cette aventure et sur ses tenants et ses aboutissants. Toutefois, jusqu’à une période récente on s’est souvent contenté des mêmes raccourcis, tirés généralement de l’exposé officiel de Pelliot, pour en parler1
Deux événements ont, il y a peu, permis de renouveler et d’approfondir notre connaissance de cette mission : le premier est la publication en 2008 par le musée Guimet des Carnets de route rédigés par P. Pelliot entre 1906 et 19082
Les Français bons derniers
Comme on sait, la mission que les autorités savantes françaises décidèrent d’organiser pour explorer le Turkestan chinois au début du xxe siècle, et surtout pour pratiquer des fouilles et recueillir des témoignages de civilisations anciennes, se déroula plusieurs années après que d’autres pays européens eurent eux-mêmes commencé d’envoyer leurs représentants participer à ce qui allait devenir une véritable course au trésor. L’exploration géographique et ethnographique du Turkestan avait débuté depuis déjà bien longtemps, d’abord dans la perspective impérialiste et colonialiste adoptée par la Russie et le Royaume-Uni dans le cadre de ce qu’on a appelé « le Grand Jeu »4
C’est en fait la découverte d’un manuscrit acheté par le capitaine Hamilton Bower (1858-1940) en 1890 à Koutcha qui est à l’origine du vaste mouvement de recherche archéologique qui se développa jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ce manuscrit sanscrit sur écorce de bouleau, en écriture brahmī, fut déchiffré d’abord par Georg Bühler (1837-1898), puis envoyé à l’indianiste Rudolf Hoernle (1841-1918), basé à Calcutta. Il s’agissait d’un texte de nature médicale, daté d’entre le ive et le vie siècle6
La concurrence maladroite – selon les mots d’Henri Cordier (1849-1925)8
Les objectifs de ce nouvel organisme étaient les suivants : 1) travailler autant que possible à l’exploration des monuments matériels ainsi qu’à la recherche et à l’étude des documents d’ordre scientifique conservés jusqu’à présent dans les pays concernés ; 2) décider par des efforts communs et par des communications constantes avec les personnes compétentes demeurant dans ces contrées et avec les établissements scientifiques quels monuments il importe d’examiner en premier, et déterminer quelles peuplades demandent, au point de vue de l’ethnographie et de la linguistique, une enquête immédiate pour être conservées à la science ; 3) faire des démarches auprès des gouvernements concernés pour attirer leur attention sur la conservation des monuments menacés de disparition imminente, soit par l’effet du temps, soit par celui des actions humaines ; 4) joindre à l’examen des monuments et des races des projets pour une exploration consciencieuse et pour l’étude des questions relatives à l’ensemble de ces peuples ; 5) faciliter aux savants de toutes les nationalités la participation à ces travaux11
L’article 8 du projet mérite également d’être mentionné : « La propriété des objets découverts sera réglée de la manière suivante : a) Les monuments découverts par les fouilles seront considérés comme la propriété des pays où ils seront trouvés. Les monuments découverts dans les pays non représentés dans l’Association seront traités d’après les conventions spéciales internationales. b) Celui qui aura découvert un monument jouira pendant cinq ans du droit de priorité de la publication. Si, après un délai de cinq ans, la publication n’est pas terminée, les comités locaux pourront décider que le droit de publication tombera dans le domaine public ». La suite devait montrer qu’aucune de ces dispositions ne fut respectée. Plus exactement, elles étaient suffisamment ambiguës pour que, d’une part, les objets découverts (qui n’étaient pas des « monuments ») deviennent la propriété des explorateurs ou des institutions qui les avaient missionnés, et d’autre part que la publication des études, voire simplement des inventaires et des catalogues, attende souvent beaucoup plus que cinq ans avant de tomber dans le domaine public. Au reste, les pays parcourus par les explorateurs ne semblent pas avoir été représentés au sein de l’Association (ont-ils même été sollicités ?), et l’on n’a pas connaissance de conventions qui auraient pu empêcher la fuite des objets. Quant aux publications, il n’était pas difficile pour les découvreurs de ne donner que des informations très partielles sur leurs trouvailles afin de s’en réserver l’étude. En outre, le règlement n’avait pas prévu la quantité considérable de manuscrits, peintures, sculptures et autres objets archéologiques que les différentes missions allaient rapporter dans leurs pays respectifs. En raison même de cette masse d’objets découverts, pour de simples raisons de temps leur traitement par ceux qui les avaient trouvés ou leurs proches collègues était exclu à moins de les ramener dans leurs bagages une fois l’expédition terminée. Ajoutons qu’étant donné les techniques de l’époque, la photographie sur place n’était pas une solution : même en multipliant par dix ou cent le nombre des plaques photographiques emportées par les expéditions, cela n’aurait pas suffi.
Quoi qu’il en soit de ces questions, des comités nationaux indépendants furent constitués dans plusieurs pays d’Europe, dont les Pays-Bas (H. Kern, J. J. M. De Groot, M. J. De Goeje), la Hongrie (A. Vambery), l’Italie (L. Nocentini), la Suède (G. O. Montelius), le Danemark (V. Thomsen), la Norvège (J. D. C. Leiblein), la Finlande (O. Donner), l’Autriche (J. Karabacek, L. von Schroeder), la Suisse (E. Naville), l’Allemagne (R. Pischel, A. Grünwedel, E. Kuhn, E. Leumann), le Royaume-Uni (T. W. Rhys Davids, A. Stein)12
Si l’Association mit en place la publication d’un bulletin qui parut de 1903 à 1910 sous le contrôle du comité russe13
L’internationalisation de l’exploration du Turkestan oriental encouragée par les Russes profita finalement aux Allemands, aux Britanniques et aux Français. La région de Tourfan allait être exploitée de manière intensive par quatre missions allemandes, celle de Dunhuang par Aurel Stein, puis Paul Pelliot et plus tard Ol’denburg. Et c’était sans compter avec les missions japonaises. De manière entièrement autonome, le comte Ōtani Kōzui 大谷光瑞, abbé d’un riche monastère, le Nishi Hongan ji 西本原寺 à Kyoto, décida après avoir pris connaissance des premiers résultats d’Aurel Stein et de Sven Hedin de parcourir le Turkestan à la recherche de témoignages du bouddhisme ancien, ce qu’il fit en 1902. Il allait financer trois missions, mais ne participa qu’à la première, délaissant ses compagnons en 1903 pour rejoindre Kyoto où il devait succéder à son père. La première mission, alors menée par Watanabe Tesshin, reconnaissait les sites des environs de Koutcha, notamment Kizil, Kumtura et Douldour-āqour.
Face à toute cette activité la France restait très en retard, contrairement à ce qu’on affirmait alors à Paris. À l’exception de la mission Dutreuil de Rhins-Grenard, au cours de laquelle Dutreuil de Rhins trouva la mort, aucun des voyages entrepris par les uns ou les autres n’atteignit l’importance des expéditions scientifiques britanniques, allemandes ou russes. Telle est la raison pour laquelle la section française de l’Association internationale prit le parti de préparer elle aussi une expédition en Asie centrale. É. Senart était aux commandes, en tant que président de cette section. Les vice-présidents étaient le prince Roland Bonaparte (1858-1924), botaniste et géographe, Paul Doumer (1857-1932), gouverneur général de l’Indochine, et Charles Barbier de Meynard (1826-1908), turcologue et arabisant, administrateur de l’École des langues orientales. Henri Cordier, historien, professeur aux Langues orientales, était secrétaire-général, secondé par A. Foucher, qui avait assuré l’intérim à la direction de l’EFEO de 1901 à 1902. Les membres incluaient le docteur Ernest-Théodore Hamy (1842-1908), ethnologue et anthropologue au Muséum d’histoire naturelle, Edmond Perrier (1844-1921), directeur du Muséum, Édouard Chavannes (1865-1918), sinologue, professeur au Collège de France, Sylvain Lévi (1863-1935), indianiste, également professeur au Collège de France, Joseph Deniker (1852-1918), bibliothécaire au Muséum, Louis Finot (1864-1942), directeur de l’EFEO, Fernand Grenard, qui avait voyagé au Turkestan entre 1891 et 1893, Marcel Monnier (1853-1918), qui pour sa part avait voyagé en Chine et avait publié un Tour d’Asie en 1899, Paul Labbé (1867-1943), voyageur, géographe qui traversa la Russie jusqu’à Sakhaline, Arnold Vissière (1858-1930), sinologue, interprète et professeur aux Langues orientales, et enfin Paul Pelliot.
La véritable cheville ouvrière de l’expédition fut É. Senart, en tant que président de la section française de l’Association et surtout en tant que président du Comité de l’Asie française, un groupe réunissant savants, hommes d’affaires et militaires qui avait pour objectif de collecter les informations nécessaires pour que la France exerce son influence en Asie. Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, aussi à l’aise dans le monde des affaires que dans celui de la science, Senart était à même de présenter un projet d’expédition qui satisfasse les uns et les autres. Et c’est Pelliot, le plus jeune membre de la section française de l’Association et sans aucun doute le plus compétent en la matière, qu’il désigna comme chef de mission. Dans le discours qu’il prononça dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne au retour de Pelliot en 1909, cinq ans après la mise en œuvre de l’expédition, Senart rappelait les raisons d’être de cette mission :
« Depuis que la science, moins enfermée dans les livres, s’est accoutumée à aborder directement les lieux et les débris antiques, qu’elle s’est évertuée à leur arracher leurs secrets et à leur demander des informations que la tradition littéraire mesure toujours trop parcimonieusement à son gré, nous avons vu successivement sortir de l’oubli et comme rentrer dans la vie bien des coins de notre terre qui semblaient perdus dans une vague pénombre. Le Turkestan chinois est le dernier en date de ces “rescapés” de la nuit et du silence.
Il y a bien peu de temps qu’il passait encore pour inaccessible et que d’y avoir fait un séjour suffisait à illustrer une vie de voyageur. L’Asie centrale n’a pas été beaucoup moins longtemps ni moins profondément mystérieuse que l’Afrique centrale. Les armes russes en ont finalement dégagé les approches. La découverte géographique et la découverte archéologique les ont suivies depuis ; elles y ont alors marché d’un pas presqu’égal, souvent confondues aux mêmes mains.
L’une et l’autre y étaient attirées par l’intérêt le plus vif.
D’une part il importait de sonder ce cœur du continent asiatique, de déterminer la structure et le régime de ce bassin immense, si singulier par son altitude et par tous ses aspects. Il s’agissait d’autre part de retrouver un pays qui, s’il se prête mal à la constitution de nationalités et de dominations centralisées, a, pendant de longs siècles, servi de passage à toutes les relations terrestres entre l’Occident et l’Orient lointain, par où se sont glissées les influences du monde antique, puis du monde chrétien, où se sont infatigablement succédé et bousculées les hordes conquérantes qui, des Scythes aux Mongols, ont fondu sur l’Ouest, par où, incessamment, les passes du Pamir et du Karakorum franchies, ont circulé l’action commerciale et l’action religieuse de l’Inde vers le Nord, vers la Chine, et, en retour, les pèlerinages chinois vers le berceau et les sanctuaires du bouddhisme en Inde.
Le sable du désert est merveilleusement conservateur : de toutes ces civilisations et de ces barbaries, de cette longue histoire abolie, combien sa poussière ne devait-elle pas avoir conservé de traces précieuses ! C’est ce qu’attestèrent les premières tentatives. Elles éveillèrent tant de curiosité et de si universelles espérances que, dès la fin du siècle dernier, naissait une Association internationale pour l’exploration de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient.
La branche française – plus riche, hélas ! de bonne volonté que de ressources – devait souhaiter passionnément d’assurer à notre pays une part digne de lui dans des recherches qui excitaient une ardente émulation de toutes les grandes nations scientifiques. Après une attente trop longue, elle trouva en Paul Pelliot l’homme vraiment désigné par son énergie, par son savoir et sa forte culture, par son expérience de l’Orient, pour la tâche qu’elle lui destinait. »16