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La mission : les clefs d’un succés Les Français bons derniers

La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès

L’histoire de la fameuse mission que le jeune Paul Pelliot accomplit à travers la région du Xinjiang, que l’on dénommait alors Turkestan chinois, et jusqu’à Pékin, en passant par l’oasis et les grottes de Dunhuang dans la province du Gansu, est bien connue. Le « missionnaire » lui-même en fit le récit plusieurs fois à son retour en France en 1909. La valeur exceptionnelle des découvertes effectuées, dont l’importance ne fut d’ailleurs pas vraiment reconnue tout de suite, contribua à la multiplication pendant plus d’un siècle d’exposés plus ou moins détaillés sur le déroulement de cette aventure et sur ses tenants et ses aboutissants. Toutefois, jusqu’à une période récente on s’est souvent contenté des mêmes raccourcis, tirés généralement de l’exposé officiel de Pelliot, pour en parler11Je remercie Pierre-Étienne Will pour sa relecture active de la présente contribution..
Deux événements ont, il y a peu, permis de renouveler et d’approfondir notre connaissance de cette mission : le premier est la publication en 2008 par le musée Guimet des Carnets de route rédigés par P. Pelliot entre 1906 et 190822P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008. ; le second est l’organisation la même année d’un colloque international en hommage à P. Pelliot, au Collège de France et à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, au cours duquel la mission et ses conséquences ont été abondamment évoquées33Paul Pelliot, de l’histoire à la légende, Jean-Pierre Drège et Michel Zink éd., Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013. Voir notamment les articles d’Éric Trombert, « La mission de Paul Pelliot en Asie centrale (1906-1908) », p. 45-82, de Rong Xinjiang et Wang Nan, « Paul Pelliot en Chine (1906-1909) », p. 83-119, et de Nathalie Monnet, « Paul Pelliot et la Bibliothèque nationale », p. 137-204.. Il n’est pas question ici de proposer une fois encore une analyse d’ensemble de ce voyage mémorable, superbement présenté, après d’autres, par Éric Trombert, mais plutôt d’en souligner certains aspects à partir notamment des papiers laissés à sa mort par Paul Pelliot et légués au musée Guimet. Pelliot gardait tout, non seulement le courrier qu’il recevait, télégrammes et cartes de visite compris, ainsi que les brouillons de ses lettres les plus importantes, mais aussi les notes qu’il griffonnait. Tout cela est conservé à la bibliothèque du musée Guimet, et ces pièces, qui complètent heureusement les Carnets de route, apportent un regard direct sur le déroulement de la mission.

Les Français bons derniers

Comme on sait, la mission que les autorités savantes françaises décidèrent d’organiser pour explorer le Turkestan chinois au début du xxe siècle, et surtout pour pratiquer des fouilles et recueillir des témoignages de civilisations anciennes, se déroula plusieurs années après que d’autres pays européens eurent eux-mêmes commencé d’envoyer leurs représentants participer à ce qui allait devenir une véritable course au trésor. L’exploration géographique et ethnographique du Turkestan avait débuté depuis déjà bien longtemps, d’abord dans la perspective impérialiste et colonialiste adoptée par la Russie et le Royaume-Uni dans le cadre de ce qu’on a appelé « le Grand Jeu »44Cf. Peter Hopkirk, Le Grand Jeu : officiers et espions en Asie centrale, Bruxelles, Nevicata, 2011. Voir aussi Jack Dabbs, History of the Discovery and Exploration of Chinese Turkestan, La Haye, Mouton, 1963.. Cette perspective s’est élargie peu à peu. À la topographie et aux arts militaires se sont bientôt ajoutées la botanique, la zoologie, la minéralogie, la géologie, la géographie et la linguistique, voire la météorologie : il faut ici citer, d’un côté, les Russes Nikolaj M. Prževal’skij (1839-1888), Grigorij Potanin (1835-1920), Mihail V. Pevtsov (1843-1902) et le fils du directeur du Jardin botanique de Saint-Pétersbourg, Albert Regel (1856-1917), ou encore Grigorij E. Grum-Gržimajlo (1860-1936) et son frère55Sur les missions russes en Asie centrale, voir Russian Expeditions to Central Asia at the Turn of the 20th Century, I. F. Popova éd., Saint-Pétersbourg, Slavia, 2008. Voir aussi Jean Deniker, « Les explorations russes en Asie centrale (1871-1895), Premier article », Annales de Géographie 6/30, 1897, p. 408-430. ; et de l’autre côté, les Britanniques W. H. Johnson, Douglas Forsyth (1827-1886), Robert Shaw, ainsi qu’Andrew Dalgleish (1853-1888), Arthur Douglas Carey (1861-1936) et Francis Younghusband (1863-1942). Plusieurs de ces missions avaient pour objectif de pénétrer l’espace tibétain, et pour cela de parcourir le Turkestan. Si certains des « missionnaires » nourrissaient un intérêt plus ou moins marqué pour l’archéologie, celui-ci se limitait pour l’essentiel à recueillir des monnaies, dont on ne notait guère que le poids, et des briques de thé, considérées comme des antiquités venant de cités ensevelies. Parmi ceux qui initièrent la recherche archéologique, il faut cependant mentionner A. E. Regel, que ses activités orientaient vers l’histoire naturelle, mais qui s’intéressa aussi aux sites de la région de Tourfan dès avant les années 1880. Cependant les voyageurs européens qui traversaient le Turkestan et la Chine occidentale étaient de plus en plus nombreux. Aux Russes et aux Britanniques s’étaient ajoutés des Hongrois, avec l’expédition conduite par Bela Széchenyi (1837-1908) entre 1877 et 1880, qui mena les trois membres de son groupe dans l’oasis de Dunhuang, site essentiel de la future mission Pelliot. Les Français ne furent pas en reste : après Gabriel Bonvalot (1853-1933), qui traversa le Lob Nor en route vers le Tibet en 1889-1890, Charles-Eudes Bonin (1865-1929) passa par Dunhuang entre 1898 et 1900. Le Suédois Sven Hedin (1865-1952), de son côté, lança trois expéditions à partir de 1895, redécouvrant le site de Loulan dans le cadre de missions d’exploration géographique. Mais peu d’archéologie dans tout cela, si ce n’est lors de la deuxième expédition de S. Hedin en 1896, qui retrouvait non loin de Khotan un Pompéi asiatique.
C’est en fait la découverte d’un manuscrit acheté par le capitaine Hamilton Bower (1858-1940) en 1890 à Koutcha qui est à l’origine du vaste mouvement de recherche archéologique qui se développa jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ce manuscrit sanscrit sur écorce de bouleau, en écriture brahmī, fut déchiffré d’abord par Georg Bühler (1837-1898), puis envoyé à l’indianiste Rudolf Hoernle (1841-1918), basé à Calcutta. Il s’agissait d’un texte de nature médicale, daté d’entre le ive et le vie siècle66A. F. R. Hoernle, The Bower Manuscript; Facsimile, Nagari Transcript, Romanised Transliteration and English Translation with Notes, Calcutta, Office of the Superintendent Government Printing, 1897.. Pendant la même période, la mission Dutreuil de Rhins (1846-1894) et Grenard (1866-1942) rapportait de la région de Khotan un autre manuscrit sanscrit, en écriture kharosthī, dont le texte fut identifié par Émile Senart (1847-1928) comme étant un extrait des Stances de la Loi, Dhammapada77É. Senart, « Le manuscrit kharoṣṭhī du Dhammapada : les fragments Dutreuil de Rhins », Journal asiatique, 9e série, 12, 1898, p. 193-308.. Un fragment du même manuscrit fut acquis par le consul-général de Russie à Kachgar, Nikolaj F. Petrovskij (1837-1908), et confié pour identification à Sergei F. Ol’denburg (1863-1934). Petrovskij avait entrepris d’acheter les manuscrits et les vestiges artistiques qui étaient proposés aux visiteurs étrangers, et après la découverte de ces témoignages écrits très anciens il envoya régulièrement à Saint-Pétersbourg ce qu’il trouvait. S’y ajoutaient les fragments collectés par Vsevolod I. Roborovskij (1856-1910) près de Tourfan en 1896. De son côté l’agent diplomatique anglais installé à Kachgar, George Macartney (1867-1945), recueillait lui aussi toutes sortes d’écrits en langues et écritures indiennes qu’il envoyait à Hoernle. La plupart venaient de Khotan et de Koutcha, et parmi ces écrits se glissèrent bientôt des faux, des manuscrits forgés dans des écritures inconnues et totalement inventées. Le faussaire, un certain Islam Akhun, fut soupçonné dès 1898, mais ne fut véritablement démasqué qu’un peu plus tard par Aurel Stein (1862-1943). La moisson de fragments sur papier, sur bois et sur écorce grossissait régulièrement, grâce aux paquets envoyés à Calcutta par Stuart H. Godfrey, Adelbert Talbot ou Henry H. P. Deasy.
La concurrence maladroite – selon les mots d’Henri Cordier (1849-1925)88H. Cordier, « Les fouilles en Asie centrale », Journal des Savants, mai 1910, p. 218 ; juin 1910, p. 241-252. – qui se développait entre les savants et explorateurs des diverses nations finit par laisser la place à une concertation entre les différents acteurs impliqués. L’initiative en revint aux savants russes. En 1899, au congrès des orientalistes de Rome, le turcologue Vasilij V. Radlov (1837-1918), l’un des découvreurs des inscriptions de l’Orkhon, soumit à Cordier un projet de constitution d’un comité chargé de l’exploration de l’Asie centrale. Une association internationale vit le jour en 1902, lors du congrès des orientalistes de Hambourg ; elle avait son siège à Saint-Pétersbourg99H. Cordier, L’Asie centrale et orientale et les études chinoises, discours prononcé à la séance générale du Congrès des sociétés savantes le vendredi 24 avril 1908, Paris, Imprimerie nationale, 1908.. Cette association internationale, notons-le, n’était pas la première du genre, puisque quelques années plus tôt des indianistes anglais, mécontents de l’organisation et des résultats du General Survey of India, s’étaient opposés à leurs collègues anglo-indiens et avaient proposé aux congrès des orientalistes de Paris (1897), puis de Rome (1899), la création d’un Indian Exploration Fund, une association dont le siège fut fixé à Londres. Mais elle fut enterrée avant d’avoir donné le moindre résultat : Alfred Foucher (1865-1952), qui représentait l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) au congrès de Hambourg en 1902, en prit d’ailleurs argument pour exprimer ses doutes à propos de la nouvelle association : « L’état quasi-léthargique où l’“Indian Exploration Fund Association” paraît être tombée dès le lendemain même de sa naissance, n’a pas découragé les amateurs d’entreprises scientifiques internationales »1010Rapport d’A. Foucher au directeur de l’EFEO sur les travaux du congrès international des orientalistes de Hambourg, publié dans les « Chroniques » du Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient [BEFEO] 2/2, 1902, p. 429-431 (citation p. 429)..
Les objectifs de ce nouvel organisme étaient les suivants : 1) travailler autant que possible à l’exploration des monuments matériels ainsi qu’à la recherche et à l’étude des documents d’ordre scientifique conservés jusqu’à présent dans les pays concernés ; 2) décider par des efforts communs et par des communications constantes avec les personnes compétentes demeurant dans ces contrées et avec les établissements scientifiques quels monuments il importe d’examiner en premier, et déterminer quelles peuplades demandent, au point de vue de l’ethnographie et de la linguistique, une enquête immédiate pour être conservées à la science ; 3) faire des démarches auprès des gouvernements concernés pour attirer leur attention sur la conservation des monuments menacés de disparition imminente, soit par l’effet du temps, soit par celui des actions humaines ; 4) joindre à l’examen des monuments et des races des projets pour une exploration consciencieuse et pour l’étude des questions relatives à l’ensemble de ces peuples ; 5) faciliter aux savants de toutes les nationalités la participation à ces travaux1111Les statuts de l’Association sont publiés dans le no 1 du Bulletin de l’Association internationale pour l’exploration et l’étude de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient, avril 1903, p. 3-5.. Comme on le voit, l’exploration et l’étude des pays d’Asie centrale et d’Extrême-Orient acquièrent dans ce programme un caractère global, comprenant aussi bien le recensement et l’étude des monuments matériels et des documents écrits que l’étude ethnographique et linguistique de populations mal connues. Sans pour autant l’exclure complètement, l’exploration scientifique a définitivement pris le pas sur le renseignement. C’est précisément dans ce contexte scientifique pluridisciplinaire que s’inscrira la mission conduite par Pelliot. On remarque en particulier que parmi les buts de l’Association figurent les démarches auprès des autorités compétentes pour contribuer à la préservation des monuments qui risquent de disparaître ou d’être détruits, notamment par le fait des populations locales. C’est un argument dont useront les explorateurs pour justifier le prélèvement d’artefacts et leur mise en lieu sûr.
L’article 8 du projet mérite également d’être mentionné : « La propriété des objets découverts sera réglée de la manière suivante : a) Les monuments découverts par les fouilles seront considérés comme la propriété des pays où ils seront trouvés. Les monuments découverts dans les pays non représentés dans l’Association seront traités d’après les conventions spéciales internationales. b) Celui qui aura découvert un monument jouira pendant cinq ans du droit de priorité de la publication. Si, après un délai de cinq ans, la publication n’est pas terminée, les comités locaux pourront décider que le droit de publication tombera dans le domaine public ». La suite devait montrer qu’aucune de ces dispositions ne fut respectée. Plus exactement, elles étaient suffisamment ambiguës pour que, d’une part, les objets découverts (qui n’étaient pas des « monuments ») deviennent la propriété des explorateurs ou des institutions qui les avaient missionnés, et d’autre part que la publication des études, voire simplement des inventaires et des catalogues, attende souvent beaucoup plus que cinq ans avant de tomber dans le domaine public. Au reste, les pays parcourus par les explorateurs ne semblent pas avoir été représentés au sein de l’Association (ont-ils même été sollicités ?), et l’on n’a pas connaissance de conventions qui auraient pu empêcher la fuite des objets. Quant aux publications, il n’était pas difficile pour les découvreurs de ne donner que des informations très partielles sur leurs trouvailles afin de s’en réserver l’étude. En outre, le règlement n’avait pas prévu la quantité considérable de manuscrits, peintures, sculptures et autres objets archéologiques que les différentes missions allaient rapporter dans leurs pays respectifs. En raison même de cette masse d’objets découverts, pour de simples raisons de temps leur traitement par ceux qui les avaient trouvés ou leurs proches collègues était exclu à moins de les ramener dans leurs bagages une fois l’expédition terminée. Ajoutons qu’étant donné les techniques de l’époque, la photographie sur place n’était pas une solution : même en multipliant par dix ou cent le nombre des plaques photographiques emportées par les expéditions, cela n’aurait pas suffi.
Quoi qu’il en soit de ces questions, des comités nationaux indépendants furent constitués dans plusieurs pays d’Europe, dont les Pays-Bas (H. Kern, J. J. M. De Groot, M. J. De Goeje), la Hongrie (A. Vambery), l’Italie (L. Nocentini), la Suède (G. O. Montelius), le Danemark (V. Thomsen), la Norvège (J. D. C. Leiblein), la Finlande (O. Donner), l’Autriche (J. Karabacek, L. von Schroeder), la Suisse (E. Naville), l’Allemagne (R. Pischel, A. Grünwedel, E. Kuhn, E. Leumann), le Royaume-Uni (T. W. Rhys Davids, A. Stein)1212En réalité le comité britannique ne semble pas avoir eu d’existence effective : Rhys Davids informe ses collègues russes en 1906 que sa création est peu probable., et bien sûr la France. Les représentants du comité français qui vit le jour en 1905 étaient E. Senart, A. Foucher et H. Cordier.
Si l’Association mit en place la publication d’un bulletin qui parut de 1903 à 1910 sous le contrôle du comité russe1313Le comité hongrois semble avoir lui aussi publié un bulletin., son rôle dans l’organisation des expéditions ne paraît pas avoir été d’une quelconque importance, et à aucun niveau. En réalité, la concurrence subsista et même s’intensifia. Au moment même où naissait l’Association internationale pour l’exploration historique, archéologique, linguistique et ethnographique de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient, plusieurs missions étaient en cours et se déroulaient sans aucun lien avec elle. Ce fut le cas de l’expédition qu’entreprit l’indianiste allemand Albert Grünwedel, accompagné de l’orientaliste Georg Huth (1867-1906) et du technicien Theodor Bartus (1858-1941), ancien marin, en direction de Tourfan en 1902. Quelques années plus tôt, les Russes Vasilij V. Radlov (1837-1918) et Carl G. Salemann (1849-1916), de passage à Berlin, avaient proposé en vain d’organiser une expédition russo-allemande dans le prolongement de la première visite de Dmitri A. Klemenč (1847-1914) à Tourfan, qui avait été un succès1414Les résultats de la mission Klemenč furent exposés au Congrès de Rome en 1899 et publiés la même année : D. Klementz, « Turfan und seine Altertümer », in Nachrichten über die von der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften zu St. Petersburg im Jahre 1898 ausgerüstete Expedition nach Turfan, Heft 1, Saint-Pétersbourg, 1899. Sur les expéditions allemandes, voir Herbert Härtel, Along the Ancient Silk Routes: Central Asian Art from the West Berlin State Museums, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1982, « Introduction », p. 13-55.. La moisson rapportée par Grünwedel en 1903 permit d’entreprendre de nouvelles expéditions peu après, d’abord en 1904, puis en 1905 et enfin en 1913. De son côté, Aurel Stein avait déjà commencé son cycle d’explorations à partir de l’Inde. En 1900-1901 il avait exploré les régions de Khotan et de Niya, dont il avait rapporté plusieurs milliers d’objets dont certains furent présentés à Hambourg. Il allait bientôt s’engager dans une nouvelle mission en concurrence directe avec Paul Pelliot. En Russie, l’enthousiasme des savants fut rapidement tempéré par les difficultés financières et les bouleversements politiques. On avait projeté d’envoyer des missions régulières, mais à l’exception d’une brève mission de A. D. Rudnev (1878-1958) en Mongolie en 1903 et d’une autre de B. B. Baraiyn (1878-1939) à Labrang, c’est surtout la mission de Mihail M. Berezovskij (1848-1912) qui retient l’attention1515Une mission à Koutcha était prévue en 1905 ; la subvention du ministère russe des Affaires étrangères ayant été suspendue, elle fut reportée à l’année suivante.. Berezovskij s’attacha à la région de Koutcha et explora les sites de Kizil, Kumtura et Subachi entre 1905 et 1907. Comme nous le verrons plus loin, il devait y rencontrer Pelliot.
L’internationalisation de l’exploration du Turkestan oriental encouragée par les Russes profita finalement aux Allemands, aux Britanniques et aux Français. La région de Tourfan allait être exploitée de manière intensive par quatre missions allemandes, celle de Dunhuang par Aurel Stein, puis Paul Pelliot et plus tard Ol’denburg. Et c’était sans compter avec les missions japonaises. De manière entièrement autonome, le comte Ōtani Kōzui 大谷光瑞, abbé d’un riche monastère, le Nishi Hongan ji 西本原寺 à Kyoto, décida après avoir pris connaissance des premiers résultats d’Aurel Stein et de Sven Hedin de parcourir le Turkestan à la recherche de témoignages du bouddhisme ancien, ce qu’il fit en 1902. Il allait financer trois missions, mais ne participa qu’à la première, délaissant ses compagnons en 1903 pour rejoindre Kyoto où il devait succéder à son père. La première mission, alors menée par Watanabe Tesshin, reconnaissait les sites des environs de Koutcha, notamment Kizil, Kumtura et Douldour-āqour.
Face à toute cette activité la France restait très en retard, contrairement à ce qu’on affirmait alors à Paris. À l’exception de la mission Dutreuil de Rhins-Grenard, au cours de laquelle Dutreuil de Rhins trouva la mort, aucun des voyages entrepris par les uns ou les autres n’atteignit l’importance des expéditions scientifiques britanniques, allemandes ou russes. Telle est la raison pour laquelle la section française de l’Association internationale prit le parti de préparer elle aussi une expédition en Asie centrale. É. Senart était aux commandes, en tant que président de cette section. Les vice-présidents étaient le prince Roland Bonaparte (1858-1924), botaniste et géographe, Paul Doumer (1857-1932), gouverneur général de l’Indochine, et Charles Barbier de Meynard (1826-1908), turcologue et arabisant, administrateur de l’École des langues orientales. Henri Cordier, historien, professeur aux Langues orientales, était secrétaire-général, secondé par A. Foucher, qui avait assuré l’intérim à la direction de l’EFEO de 1901 à 1902. Les membres incluaient le docteur Ernest-Théodore Hamy (1842-1908), ethnologue et anthropologue au Muséum d’histoire naturelle, Edmond Perrier (1844-1921), directeur du Muséum, Édouard Chavannes (1865-1918), sinologue, professeur au Collège de France, Sylvain Lévi (1863-1935), indianiste, également professeur au Collège de France, Joseph Deniker (1852-1918), bibliothécaire au Muséum, Louis Finot (1864-1942), directeur de l’EFEO, Fernand Grenard, qui avait voyagé au Turkestan entre 1891 et 1893, Marcel Monnier (1853-1918), qui pour sa part avait voyagé en Chine et avait publié un Tour d’Asie en 1899, Paul Labbé (1867-1943), voyageur, géographe qui traversa la Russie jusqu’à Sakhaline, Arnold Vissière (1858-1930), sinologue, interprète et professeur aux Langues orientales, et enfin Paul Pelliot.
La véritable cheville ouvrière de l’expédition fut É. Senart, en tant que président de la section française de l’Association et surtout en tant que président du Comité de l’Asie française, un groupe réunissant savants, hommes d’affaires et militaires qui avait pour objectif de collecter les informations nécessaires pour que la France exerce son influence en Asie. Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, aussi à l’aise dans le monde des affaires que dans celui de la science, Senart était à même de présenter un projet d’expédition qui satisfasse les uns et les autres. Et c’est Pelliot, le plus jeune membre de la section française de l’Association et sans aucun doute le plus compétent en la matière, qu’il désigna comme chef de mission. Dans le discours qu’il prononça dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne au retour de Pelliot en 1909, cinq ans après la mise en œuvre de l’expédition, Senart rappelait les raisons d’être de cette mission :

« Depuis que la science, moins enfermée dans les livres, s’est accoutumée à aborder directement les lieux et les débris antiques, qu’elle s’est évertuée à leur arracher leurs secrets et à leur demander des informations que la tradition littéraire mesure toujours trop parcimonieusement à son gré, nous avons vu successivement sortir de l’oubli et comme rentrer dans la vie bien des coins de notre terre qui semblaient perdus dans une vague pénombre. Le Turkestan chinois est le dernier en date de ces “rescapés” de la nuit et du silence.
Il y a bien peu de temps qu’il passait encore pour inaccessible et que d’y avoir fait un séjour suffisait à illustrer une vie de voyageur. L’Asie centrale n’a pas été beaucoup moins longtemps ni moins profondément mystérieuse que l’Afrique centrale. Les armes russes en ont finalement dégagé les approches. La découverte géographique et la découverte archéologique les ont suivies depuis ; elles y ont alors marché d’un pas presqu’égal, souvent confondues aux mêmes mains.
L’une et l’autre y étaient attirées par l’intérêt le plus vif.
D’une part il importait de sonder ce cœur du continent asiatique, de déterminer la structure et le régime de ce bassin immense, si singulier par son altitude et par tous ses aspects. Il s’agissait d’autre part de retrouver un pays qui, s’il se prête mal à la constitution de nationalités et de dominations centralisées, a, pendant de longs siècles, servi de passage à toutes les relations terrestres entre l’Occident et l’Orient lointain, par où se sont glissées les influences du monde antique, puis du monde chrétien, où se sont infatigablement succédé et bousculées les hordes conquérantes qui, des Scythes aux Mongols, ont fondu sur l’Ouest, par où, incessamment, les passes du Pamir et du Karakorum franchies, ont circulé l’action commerciale et l’action religieuse de l’Inde vers le Nord, vers la Chine, et, en retour, les pèlerinages chinois vers le berceau et les sanctuaires du bouddhisme en Inde.
Le sable du désert est merveilleusement conservateur : de toutes ces civilisations et de ces barbaries, de cette longue histoire abolie, combien sa poussière ne devait-elle pas avoir conservé de traces précieuses ! C’est ce qu’attestèrent les premières tentatives. Elles éveillèrent tant de curiosité et de si universelles espérances que, dès la fin du siècle dernier, naissait une Association internationale pour l’exploration de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient.
La branche française – plus riche, hélas ! de bonne volonté que de ressources – devait souhaiter passionnément d’assurer à notre pays une part digne de lui dans des recherches qui excitaient une ardente émulation de toutes les grandes nations scientifiques. Après une attente trop longue, elle trouva en Paul Pelliot l’homme vraiment désigné par son énergie, par son savoir et sa forte culture, par son expérience de l’Orient, pour la tâche qu’elle lui destinait. »1616Discours d’Émile Senart, in Trois ans dans la Haute Asie, Paris, Comité de l’Asie française, 1910, p. 3-4. Le 5 octobre 1905, Senart avait en quelque sorte introduit la mission de Pelliot lors de la séance publique annuelle des Cinq Académies, mais en vantant surtout l’importance du Turkestan chinois pour l’archéologie (« bastion du monde jaune vers l’ouest », « rempart colossal ») et en présentant les résultats des fouilles opérées par Aurel Stein dans la région de Khotan. Cf. « Un nouveau champ d’exploration archéologique : le Turkestan chinois », BEFEO 5/3-4, 1905, p. 492-497.

1Je remercie Pierre-Étienne Will pour sa relecture active de la présente contribution.
2P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008.
3Paul Pelliot, de l’histoire à la légende, Jean-Pierre Drège et Michel Zink éd., Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013. Voir notamment les articles d’Éric Trombert, « La mission de Paul Pelliot en Asie centrale (1906-1908) », p. 45-82, de Rong Xinjiang et Wang Nan, « Paul Pelliot en Chine (1906-1909) », p. 83-119, et de Nathalie Monnet, « Paul Pelliot et la Bibliothèque nationale », p. 137-204.
4Cf. Peter Hopkirk, Le Grand Jeu : officiers et espions en Asie centrale, Bruxelles, Nevicata, 2011. Voir aussi Jack Dabbs, History of the Discovery and Exploration of Chinese Turkestan, La Haye, Mouton, 1963.
5Sur les missions russes en Asie centrale, voir Russian Expeditions to Central Asia at the Turn of the 20th Century, I. F. Popova éd., Saint-Pétersbourg, Slavia, 2008. Voir aussi Jean Deniker, « Les explorations russes en Asie centrale (1871-1895), Premier article », Annales de Géographie 6/30, 1897, p. 408-430.
6A. F. R. Hoernle, The Bower Manuscript; Facsimile, Nagari Transcript, Romanised Transliteration and English Translation with Notes, Calcutta, Office of the Superintendent Government Printing, 1897.
7É. Senart, « Le manuscrit kharoṣṭhī du Dhammapada : les fragments Dutreuil de Rhins », Journal asiatique, 9e série, 12, 1898, p. 193-308.
8H. Cordier, « Les fouilles en Asie centrale », Journal des Savants, mai 1910, p. 218 ; juin 1910, p. 241-252.
9H. Cordier, L’Asie centrale et orientale et les études chinoises, discours prononcé à la séance générale du Congrès des sociétés savantes le vendredi 24 avril 1908, Paris, Imprimerie nationale, 1908.
10Rapport d’A. Foucher au directeur de l’EFEO sur les travaux du congrès international des orientalistes de Hambourg, publié dans les « Chroniques » du Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient [BEFEO] 2/2, 1902, p. 429-431 (citation p. 429).
11Les statuts de l’Association sont publiés dans le no 1 du Bulletin de l’Association internationale pour l’exploration et l’étude de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient, avril 1903, p. 3-5.
12En réalité le comité britannique ne semble pas avoir eu d’existence effective : Rhys Davids informe ses collègues russes en 1906 que sa création est peu probable.
13Le comité hongrois semble avoir lui aussi publié un bulletin.
14Les résultats de la mission Klemenč furent exposés au Congrès de Rome en 1899 et publiés la même année : D. Klementz, « Turfan und seine Altertümer », in Nachrichten über die von der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften zu St. Petersburg im Jahre 1898 ausgerüstete Expedition nach Turfan, Heft 1, Saint-Pétersbourg, 1899. Sur les expéditions allemandes, voir Herbert Härtel, Along the Ancient Silk Routes: Central Asian Art from the West Berlin State Museums, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1982, « Introduction », p. 13-55.
15Une mission à Koutcha était prévue en 1905 ; la subvention du ministère russe des Affaires étrangères ayant été suspendue, elle fut reportée à l’année suivante.
16Discours d’Émile Senart, in Trois ans dans la Haute Asie, Paris, Comité de l’Asie française, 1910, p. 3-4. Le 5 octobre 1905, Senart avait en quelque sorte introduit la mission de Pelliot lors de la séance publique annuelle des Cinq Académies, mais en vantant surtout l’importance du Turkestan chinois pour l’archéologie (« bastion du monde jaune vers l’ouest », « rempart colossal ») et en présentant les résultats des fouilles opérées par Aurel Stein dans la région de Khotan. Cf. « Un nouveau champ d’exploration archéologique : le Turkestan chinois », BEFEO 5/3-4, 1905, p. 492-497.