La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
Premières recherches à Kachgar
Pelliot et ses compagnons français parviennent dans la région de Tachkent à la fin du mois de juin 1906, après être passés par Alexandrovo et Moscou, puis Orenbourg et Samara. À Tachkent ils doivent attendre leurs bagages. S’efforçant de faire activer le transport, Pelliot doit cependant patienter près d’un mois avant que les colis puissent être dédouanés à Kokand et poursuivre la route par voie ferrée jusqu’à Andijan. Pelliot en profite pour apprendre le turc oriental (le sarte), et pour visiter les villes de Samarcande et Boukhara. La caravane de charrettes se prépare pour partir en direction d’Och et de Kachgar. Pelliot quitte le Turkestan russe sans regret : « Sur le pays et son état actuel, j’aurais pas mal à dire du point de vue d’un colonial français appréciant une colonie russe »75
La frontière est franchie le 23 août. Quelques jours avant, Pelliot rencontre Mihail M. Berezovskij (fig. 1), le « voyageur ornithologue » qui fouilla dans la région de Koutcha et qui allait devenir l’ami du sinologue français. L’explorateur russe l’informe des trouvailles des expéditions concurrentes, ce qui permet à Pelliot de préciser ses projets. Tout au long de sa mission, Pelliot s’adaptera ainsi aux circonstances et situera ses travaux beaucoup plus en passant derrière ses concurrents, là où ils ont trouvé quelque chose, qu’en s’aventurant dans des endroits encore vierges de toute expédition :
« Grünwedel et Berezovski ont trouvé à Koutcha, paraît-il, malgré l’expédition japonaise, plus qu’ils n’espéraient. Ils ont des photographies de tout ce qu’ils ont vu. […] Les Chinois, sauf en un ou deux endroits, ne rendent aucun culte dans les sanctuaires de Koutcha, et on peut y travailler en toute liberté. D’après Berezovski, c’est von Le Coq qui est surtout digne d’éloges ; Grünwedel est beaucoup moins bon travailleur. Von Le Coq est rentré aujourd’hui, mais Grünwedel a poussé sur Kourla Kharachahr, et doit se trouver actuellement vers Tourfan ; Berezovski restera encore sans doute près d’un an à Koutcha. »76
Les contacts de Pelliot avec Berezovskij sont francs. Ce dernier lui explique que Russes et Allemands se seraient entendus pour laisser Tourfan aux Allemands et Koutcha aux Russes, mais que Grünwedel ne s’est pas gêné pour explorer les sites de la région de Koutcha. Pelliot exprime à plusieurs reprises sa méfiance et ses critiques envers ses concurrents allemands, comme il le fait envers Aurel Stein :
« Les Allemands firent des “trous” et se conduisirent plus en “Sarte”, cherchant des objets pour leurs musées plus qu’ils ne travaillaient pour la science ; c’est ainsi qu’ils ont brisé des statues pour emporter les têtes… Autant Berezovski le jeune juge peu “scientifique” le travail de collectionneur des Allemands, autant il estime le travail des deux Japonais qui les ont précédés77
Citant ici son collègue russe, Pelliot partagera rapidement cet avis. Il revient sur le sujet dans une lettre à Senart du 13 janvier 1907, dans laquelle le rôle de Grünwedel apparaît comme celui du vilain, n’hésitant pas à ne tenir aucun compte de l’accord établi entre les parties russes et allemandes79
« Le champ est à peu près complètement exploité, et nous nous tiendrons à quelques photographies et au relevé de quelques inscriptions. Les Allemands ont à peu près déménagé toutes les fresques, ne laissant que les parois nues. Ajouterai-je que ce travail n’a pas été sans entraîner beaucoup de ruines ? Il a fallu perdre beaucoup de fresques pour en emporter quelques-unes. Si de bonnes photographies n’ont pas été prises à l’avance, il y a là une sorte de vandalisme. Mais je me tâte, et je ne suis pas sûr que nous ne nous y serions pas laissés entraîner, le cas échéant. »80
Au cours des premiers mois, les objectifs de la mission Pelliot, qu’ils concernent l’archéologie ou l’histoire naturelle, restent peu développés et sont même décevants. Pelliot explore, après Petrovskij, les Allemands et Aurel Stein, les ruines de Tegurman/Khakanning-shahri (fig. 3) au nord de Kachgar ainsi que les « Trois grottes », ou grottes dites des Trois fenêtres, « qui n’ont d’intérêt que par la date où elles furent creusées ». Dans les ruines, Pelliot ramasse une tablette en écriture brahmī, « premier spécimen d’écriture hindoue qu’ait livré jusqu’ici l’oasis de Kachgar »81
Il ne néglige pas pour autant l’actualité politique et économique, et c’est dans une lettre à Senart en sa qualité de président du Comité de l’Asie française qu’il transmet ses observations sur la population et l’économie de la région de Kachgar 83
Dès avant son arrivée à Koutcha, Pelliot s’interroge sur le déroulement de la mission de l’un de ses principaux rivaux, Mark Aurel Stein, qui, s’il informe Macartney (fig. 4) de ses déplacements, se garde bien de dévoiler ses plans à ses collègues, et même leur livre de fausses pistes : « Grünwedel croyait que Stein allait aller à Koutcha, et Kolokolov avait le même renseignement ; et nous qui pour ne pas déplaire aux Anglais et à Stein, nous étions interdits d’aller au Sud du Lob Nor, sous condition que Stein n’irait pas au nord ! Tout ceci permet moins que jamais de savoir au juste ce que nous pourrons faire et ce que nous rapporterons »85
« Je dois dire que ce que j’ai vu de ce Report ne m’a pas enthousiasmé. C’est du vieux neuf, avec pas mal d’erreurs. Du moins, pour la seule région où j’ai pu suivre pas à pas ce qu’a fait Stein, il a assez peu avancé sur ses prédécesseurs, qu’il n’a pas nommés pendant des années »88