Catherine Delacour & Jean-Pierre Drège
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La mission : les clefs d’un succés Les Français bons derniers

La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès

Premières recherches à Kachgar

Pelliot et ses compagnons français parviennent dans la région de Tachkent à la fin du mois de juin 1906, après être passés par Alexandrovo et Moscou, puis Orenbourg et Samara. À Tachkent ils doivent attendre leurs bagages. S’efforçant de faire activer le transport, Pelliot doit cependant patienter près d’un mois avant que les colis puissent être dédouanés à Kokand et poursuivre la route par voie ferrée jusqu’à Andijan. Pelliot en profite pour apprendre le turc oriental (le sarte), et pour visiter les villes de Samarcande et Boukhara. La caravane de charrettes se prépare pour partir en direction d’Och et de Kachgar. Pelliot quitte le Turkestan russe sans regret : « Sur le pays et son état actuel, j’aurais pas mal à dire du point de vue d’un colonial français appréciant une colonie russe »7575Lettre à Senart, Tachkend, 9 juillet 1906, publiée en annexe dans P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008 p. 348..

fig. 1 - Charles Nouette, Sou Bâchi, portrait de Monsieur Berezovsky, détail, entre le 29 juillet et le 11 août 1906. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP7193 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

La frontière est franchie le 23 août. Quelques jours avant, Pelliot rencontre Mihail M. Berezovskij (fig. 1), le « voyageur ornithologue » qui fouilla dans la région de Koutcha et qui allait devenir l’ami du sinologue français. L’explorateur russe l’informe des trouvailles des expéditions concurrentes, ce qui permet à Pelliot de préciser ses projets. Tout au long de sa mission, Pelliot s’adaptera ainsi aux circonstances et situera ses travaux beaucoup plus en passant derrière ses concurrents, là où ils ont trouvé quelque chose, qu’en s’aventurant dans des endroits encore vierges de toute expédition :

« Grünwedel et Berezovski ont trouvé à Koutcha, paraît-il, malgré l’expédition japonaise, plus qu’ils n’espéraient. Ils ont des photographies de tout ce qu’ils ont vu. […] Les Chinois, sauf en un ou deux endroits, ne rendent aucun culte dans les sanctuaires de Koutcha, et on peut y travailler en toute liberté. D’après Berezovski, c’est von Le Coq qui est surtout digne d’éloges ; Grünwedel est beaucoup moins bon travailleur. Von Le Coq est rentré aujourd’hui, mais Grünwedel a poussé sur Kourla Kharachahr, et doit se trouver actuellement vers Tourfan ; Berezovski restera encore sans doute près d’un an à Koutcha. »7676P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 18 août 1906, p. 33.

Les contacts de Pelliot avec Berezovskij sont francs. Ce dernier lui explique que Russes et Allemands se seraient entendus pour laisser Tourfan aux Allemands et Koutcha aux Russes, mais que Grünwedel ne s’est pas gêné pour explorer les sites de la région de Koutcha. Pelliot exprime à plusieurs reprises sa méfiance et ses critiques envers ses concurrents allemands, comme il le fait envers Aurel Stein :

« Les Allemands firent des “trous” et se conduisirent plus en “Sarte”, cherchant des objets pour leurs musées plus qu’ils ne travaillaient pour la science ; c’est ainsi qu’ils ont brisé des statues pour emporter les têtes… Autant Berezovski le jeune juge peu “scientifique” le travail de collectionneur des Allemands, autant il estime le travail des deux Japonais qui les ont précédés7777Il s’agit du comte Ōtani et de Watanabe Tesshin. ; là où les Japonais ont fouillé, ils ont tout déblayé par principe scientifique, même quand ils étaient convaincus de ne rien trouver. »7878P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 19 août 1906, p. 34-35.

fig. 2 - Charles Nouette, Koum Toura, vue du meng uï prise des rives du Mouzart-Daria, entre le 13 avril et le 5 juin 1907. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP7096 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Citant ici son collègue russe, Pelliot partagera rapidement cet avis. Il revient sur le sujet dans une lettre à Senart du 13 janvier 1907, dans laquelle le rôle de Grünwedel apparaît comme celui du vilain, n’hésitant pas à ne tenir aucun compte de l’accord établi entre les parties russes et allemandes7979Lettre annexée à P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 369.. Devant passer après les Allemands, Pelliot constate que ses concurrents ont beaucoup prélevé ; au ming-oï de Kumtura (fig. 2), il constate :

« Le champ est à peu près complètement exploité, et nous nous tiendrons à quelques photographies et au relevé de quelques inscriptions. Les Allemands ont à peu près déménagé toutes les fresques, ne laissant que les parois nues. Ajouterai-je que ce travail n’a pas été sans entraîner beaucoup de ruines ? Il a fallu perdre beaucoup de fresques pour en emporter quelques-unes. Si de bonnes photographies n’ont pas été prises à l’avance, il y a là une sorte de vandalisme. Mais je me tâte, et je ne suis pas sûr que nous ne nous y serions pas laissés entraîner, le cas échéant. »8080Lettre à Senart, Qoum-tourâ, 25 avril 1907, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 387. Dans une autre lettre à Senart, adressée encore de Qoum-tourâ, le 30 mai 1907, Pelliot rappelle qu’il s’est posé comme règle de ne pas toucher à des fresques en place dont il ne pouvait assurer le transport intégral. Et il déplore l’enlèvement au couteau de carrés découpés dans des peintures murales, qui n’est pas dû à l’iconoclasme de l’Islam local mais à un vandalisme scientifique. Lettre publiée ibid, p. 397.

fig. 3 - Charles Nouette, Kachgar, Tegurman, fouilles, 20 septembre 1906. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP7811 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Au cours des premiers mois, les objectifs de la mission Pelliot, qu’ils concernent l’archéologie ou l’histoire naturelle, restent peu développés et sont même décevants. Pelliot explore, après Petrovskij, les Allemands et Aurel Stein, les ruines de Tegurman/Khakanning-shahri (fig. 3) au nord de Kachgar ainsi que les « Trois grottes », ou grottes dites des Trois fenêtres, « qui n’ont d’intérêt que par la date où elles furent creusées ». Dans les ruines, Pelliot ramasse une tablette en écriture brahmī, « premier spécimen d’écriture hindoue qu’ait livré jusqu’ici l’oasis de Kachgar »8181Lettre de Pelliot publiée dans BEFEO 6/3-4, 1906, p. 483.. Autre volet de la mission, les aspects linguistiques trouvent leur première expression avec l’étude d’un groupe parlant un dialecte à fond persan, les Abdal de Païnap. À chacun de ces deux sujets Pelliot consacre un article qu’il envoie à Senart, qui les fait publier dans le BEFEO ou le Journal asiatique 8282« Notes sur l’Asie centrale », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 255-269 ; « Les Abdal de Païnâp », Journal asiatique, 10e série, t. 9, janv.-fév. 1907, p. 115-139..
Il ne néglige pas pour autant l’actualité politique et économique, et c’est dans une lettre à Senart en sa qualité de président du Comité de l’Asie française qu’il transmet ses observations sur la population et l’économie de la région de Kachgar 8383Lettre de Kachgar, 15 octobre 1906, Bulletin du Comité de l’Asie française 69, déc. 1906, p. 467-473. Selon le brouillon conservé par Pelliot, la lettre est adressée au secrétaire général du Comité, i. e. Robert de Caix, alors que dans le Bulletin elle l’est au président, Émile Senart.. La population de Kachgar ne suscite pas l’admiration du sinologue français : pays toujours conquis, au pacifisme indolent, où l’agriculture se limite au strict nécessaire, pays colonisé par la Chine dont les ressortissants s’investissent presque exclusivement dans le commerce du thé. Si le commerce est relativement peu développé, en raison de la situation géographique de la région, Pelliot remarque que les échanges sont plus actifs avec la Russie qu’avec la Chine centrale ou avec l’Inde, en raison notamment des tarifs douaniers négociés entre le Turkestan russe et le Turkestan chinois. Une exception cependant est représentée par le corail, venu d’Italie, qui arrive non par Bakou et le Transcaspien, puis par Samarcande et Och, mais par Bombay et l’Himalaya jusqu’à Kachgar, et au-delà vers Samarcande. Soucieux de l’avenir qui attend les Kachgariens, Pelliot évoque une possible annexion russe, la position des Anglais paraissant beaucoup plus faible. Tandis que le consul russe de Kachgar est entouré de 60 cosaques, le représentant anglais, Macartney, n’a pas même droit au titre de consul, mais seulement d’assistant spécial du résident du Kashmir pour les affaires chinoises8484Il deviendra consul en 1910..

fig. 4 - Charles Nouette, Kachgar, groupe des Européens chez Mr Macartney [consul britannique, David Fraser, Macartney et son épouse, deux missionnaires suédois, Lars Erik et Sigrid Högberg, John et Ellen Törnquist, Adolf Bohlin, Louis Vaillant, Paul Pelliot], entre le 29 août et le 17 octobre 1906. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, AP7804 © Musée Guimet, Paris, Distr. Rmn / Image Guimet

Dès avant son arrivée à Koutcha, Pelliot s’interroge sur le déroulement de la mission de l’un de ses principaux rivaux, Mark Aurel Stein, qui, s’il informe Macartney (fig. 4) de ses déplacements, se garde bien de dévoiler ses plans à ses collègues, et même leur livre de fausses pistes : « Grünwedel croyait que Stein allait aller à Koutcha, et Kolokolov avait le même renseignement ; et nous qui pour ne pas déplaire aux Anglais et à Stein, nous étions interdits d’aller au Sud du Lob Nor, sous condition que Stein n’irait pas au nord ! Tout ceci permet moins que jamais de savoir au juste ce que nous pourrons faire et ce que nous rapporterons »8585P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 18 août 1906, p. 33.. Durant une bonne partie de son voyage, Pelliot s’informera du passage éventuel de Stein qui, d’une certaine façon, le fascine : « Je serais très intéressé de faire la connaissance de ce fellow dans le vaste archaeological field de l’Asie centrale »8686P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 28 août 1906, p. 46. En fait les deux « missionnaires », qui échangeront de nombreuses lettres, ne se croiseront guère, ni à cette époque ni plus tard, au point que l’on a pu dire qu’ils jouaient au chat et à la souris8787Frances Wood, « Pelliot and Stein », in Paul Pelliot, de l’histoire à la légende, Jean-Pierre Drège et Michel Zink éd., Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013, p. 130.. Manifestant une certaine admiration au départ, Pelliot devient plus critique au fur et à mesure de sa mission. Ainsi à Kachgar, où Macartney lui montre les bonnes feuilles du « Final Report » de Stein sur Kachgar, Pelliot déclare :

« Je dois dire que ce que j’ai vu de ce Report ne m’a pas enthousiasmé. C’est du vieux neuf, avec pas mal d’erreurs. Du moins, pour la seule région où j’ai pu suivre pas à pas ce qu’a fait Stein, il a assez peu avancé sur ses prédécesseurs, qu’il n’a pas nommés pendant des années »8888Lettre à Senart, Kachgar, 1er octobre 1906, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 354..

75Lettre à Senart, Tachkend, 9 juillet 1906, publiée en annexe dans P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008 p. 348.
76P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 18 août 1906, p. 33.
77Il s’agit du comte Ōtani et de Watanabe Tesshin.
78P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 19 août 1906, p. 34-35.
79Lettre annexée à P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 369.
80Lettre à Senart, Qoum-tourâ, 25 avril 1907, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 387. Dans une autre lettre à Senart, adressée encore de Qoum-tourâ, le 30 mai 1907, Pelliot rappelle qu’il s’est posé comme règle de ne pas toucher à des fresques en place dont il ne pouvait assurer le transport intégral. Et il déplore l’enlèvement au couteau de carrés découpés dans des peintures murales, qui n’est pas dû à l’iconoclasme de l’Islam local mais à un vandalisme scientifique. Lettre publiée ibid, p. 397.
81Lettre de Pelliot publiée dans BEFEO 6/3-4, 1906, p. 483.
82« Notes sur l’Asie centrale », BEFEO 6/3-4, 1906, p. 255-269 ; « Les Abdal de Païnâp », Journal asiatique, 10e série, t. 9, janv.-fév. 1907, p. 115-139.
83Lettre de Kachgar, 15 octobre 1906, Bulletin du Comité de l’Asie française 69, déc. 1906, p. 467-473. Selon le brouillon conservé par Pelliot, la lettre est adressée au secrétaire général du Comité, i. e. Robert de Caix, alors que dans le Bulletin elle l’est au président, Émile Senart.
84Il deviendra consul en 1910.
85P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 18 août 1906, p. 33.
86P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, 28 août 1906, p. 46
87Frances Wood, « Pelliot and Stein », in Paul Pelliot, de l’histoire à la légende, Jean-Pierre Drège et Michel Zink éd., Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2013, p. 130.
88Lettre à Senart, Kachgar, 1er octobre 1906, in P. Pelliot, Carnets de route, 1906-1908, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 354.