La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
Tout au long de sa mission Pelliot reste un membre à part entière de l’EFEO. On sent pourtant qu’il est partagé entre son attachement à l’institution où il s’est formé et son envie de découvrir d’autres horizons. Ses contacts avec le directeur, Alfred Foucher, avec ses collègues, Maître et Parmentier, avec ses supérieurs, Chavannes, Finot et bien sûr Senart, sont fréquents, et malgré son éloignement Pelliot participe aux échanges où se discute le destin de l’École. La jeune EFEO connaît en effet des difficultés liées à son action et à son développement. On se rappelle le rôle que certains, en 1905, ont voulu lui faire jouer dans la formation des enseignants. En 1906, ce sont les problèmes rencontrés par Schneider, l’imprimeur des publications de l’École à Hanoï, qui menacent la parution du Bulletin qui en est la vitrine. La faillite de l’entreprise retarde la sortie des fascicules, ce qui a pour conséquence de priver l’École de son principal moyen d’expression. Dans plusieurs courriers Pelliot reçoit des nouvelles de ses collègues membres de l’École, Huber, Parmentier, également Cahen et Fromage. C’est surtout avec Maître et, dans une moindre mesure, Parmentier que Pelliot a des échanges110
Maître et Parmentier donnent à Pelliot des nouvelles de l’École et de ses membres, non sans esquinter leurs collègues. Dès 1905, alors que Pelliot est encore en Europe, Maître, parmi d’autres nouvelles, évoque Gaston Cahen (1877-1944), qui ne resta pensionnaire de l’EFEO que quelques mois en 1905 : « Cahen – ceci entre nous soit dit – m’a fort désappointé. Huber, qui est l’indulgence même, m’assure qu’il ne sait pas un mot de chinois, et que de tous les textes très faciles qu’il lui a donné[s] à traduire jusqu’ici, il n’a pas compris une seule phrase. Le plus grave est qu’il croit savoir le chinois, qu’en en faisant une heure par jour il espère pouvoir le parler, dans six mois, comme Vissière, et qu’il tranche de tout avec une suffisance alarmante. Quant au mongol, il en ignore même l’alphabet et ne paraît pas désireux de l’apprendre. Il y a même des raisons de douter qu’il soit aussi fort en russe qu’il le prétend »113
En mars 1906, c’est au tour de Léon Fromage, qui a été nommé pensionnaire à partir de cette année, et qui se montre « absolument protoplasmique et indéterminé »114
En 1907 la distribution des postes se complique. En effet, dans le cadre des projets de réorganisation de l’enseignement en Indochine, il a été décidé de créer deux postes destinés à des boursiers-stagiaires de l’École et d’envoyer ceux-ci enseigner en Chine. Les deux stagiaires recrutés, qui devaient être titulaires de la licence et avoir déjà fait des études de chinois117
« Maître est à Florence, où il a reçu de Foucher des nouvelles du ménage Parmentier. “Le mari a perdu tout le poids que la femme a gagné. Rien n’est encore commencé à Po Nagar, mais Parmentier n’a pas jeté l’argent par les fenêtres : il a bâti pour ses amours un nid merveilleux.” Chavannes vient de recevoir le ruban rouge que Sarah Bernhardt sollicite vainement : c’est la revanche des philologues »118
Parmentier n’est pas en reste pour charger ses camarades. Il écrit de Nhatrang en novembre 1906 : « Maître en passant m’a renseigné sur un point, c’est que la jeune fournée n’est pas fameuse, Fromage impossible et Dufresne par trop neurasthénique. Quant à Girard, Huber qui est comme vous savez rosse à l’occasion, n’en dit ni bien ni mal, mais constate – douceureusement – qu’on ne peut pas lui tirer un mot sur une autre question que l’affaire du jour – quelqu’elle (sic) soit – et le cadre d’avancement. Il est mal tombé le pauvre garçon à s’inquiéter à ce point de son avenir devant notre Hurluberlu qui je pense n’a guère jamais pensé au sien et je comprends facilement la froide indignation dudit Huber. Quant à Foucher, ce séjour à Hanoï à peu près seul a l’air de le déprimer considérablement. Il semble qu’il s’ennuie à mort »120
Pelliot, loin de Hanoï, n’est pas indifférent aux problèmes que rencontre l’École. À Senart il écrit en janvier 1907 :
« Une lettre de Finot est venue compléter les renseignements que vous me donnez sur notre pauvre école de Hanoï. Ai-je besoin de vous dire combien je suis navré des difficultés où se débat Foucher ? L’avenir m’inquiète étrangement, et c’est pour moi un cas de conscience obscur de savoir si j’avais le droit de déserter l’École quand le départ de Finot devait forcément nous affaiblir pour quelque temps. Ma seule excuse est qu’aucun candidat ne s’offrait pour l’expédition dont la direction m’a été confiée, et cette expédition était urgente si la France devait avoir sa part dans l’exploration archéologique du Turkestan ; il était grand temps ; déjà nous aurons largement à regretter d’avoir débuté deux ans trop tard. »121
C’est surtout peu après, en 1907, que Pelliot doit préciser sa position en ce qui concerne l’EFEO. Alfred Foucher quitte Hanoï en avril, officiellement pour une mission d’un mois à Java, puis pour la France. Le décès de Victor Henry le conduit en fait à donner sa démission de directeur de l’EFEO pour remplacer Henry à la Faculté des Lettres de Paris. Dans l’attente d’un nouveau directeur, c’est Maître qui assure l’intérim. En réalité, dès le mois de mai, la question de la succession de Foucher se pose à Pelliot, qui songe à présenter sa candidature :
« J’ai reçu simultanément par le dernier courrier vos lettres du 6 mars et du 20. Comme vous le supposez, les journaux m’avaient appris la mort de Victor Henry et je savais par un mot de Chavannes que cet accident était de nature à ramener peut-être Foucher à Paris. La situation que créerait ce retour ne me prend pas absolument à l’improviste. Dès avant mon départ de Paris, il avait été question avec Chavannes, avec Finot, et peut-être avec vous, de la succession éventuelle de Foucher, au cas où celui-ci, las physiquement et peut-être un peu déçu, dirait adieu à l’Indochine après un séjour de trois ans. Si j’avais dû alors me trouver sur place, la bienveillance que les patrons de l’École m’ont toujours témoignée m’aurait donné bon espoir de voir agréer ma candidature ; mais il était bien évident que la question se poserait autrement au cas où la direction deviendrait vacante au cours de mon voyage. Si j’ai opté cependant pour le voyage, c’est en pleine connaissance de cause, et je n’aurai donc ni plainte ni regret à formuler si de ce chef la place que je souhaitais revenait à un autre.
Je désirais devenir directeur de l’École de Hanoï pour des motifs personnels et aussi pour des raisons d’ordre général. Il m’eût été certes très agréable de passer à la tête d’un établissement scientifique dont j’ai été l’un des premiers membres, et auquel j’ai donné beaucoup de moi-même. Mais aussi il me semblait que, comme directeur, j’aurais plus d’autorité pour faire prévaloir en sinologie, grâce au Bulletin, des idées et des méthodes qui me sont chères, et aussi pour nouer éventuellement des relations avec les jeunes universités chinoises. Enfin il me paraissait bon qu’après avoir eu légitimement deux directeurs indianistes, dont l’érudition solide lui avait valu un bon renom, l’École passât momentanément aux mains d’un sinologue, et affirmât ainsi sa double orientation. Ces raisons que j’aurais invoquées il y a un an s’imposent encore à moi aujourd’hui, et c’est pourquoi je vous ai avisé par télégramme que je restais éventuellement candidat à la direction de l’École française d’Extrême-Orient.
Seulement ma nomination est-elle possible ? Il est évident, comme vous me l’indiquez vous-même, qu’il faudrait recourir à un biais : si on me nommait, on devrait charger Maître d’un long intérim, jusqu’à mon retour ; c’est ce que Chavannes souhaitait, c’est aussi, je crois, l’hypothèse que Finot avait envisagée l’an passé. Je ne dis pas que cette solution serait tout à fait du goût de Maître, je crois cependant qu’il l’accepterait. Reste à considérer si elle est dans l’intérêt de l’École, et ici, à mon tour, comme vous je me sens très embarrassé. J’ai la plus grande estime pour Maître, et les raisons objectives que j’aurais fait valoir, si j’avais été là, en faveur de ma propre nomination, on peut les invoquer avec autant de force en faveur de la sienne. L’École, à coup sûr, ne périclitera pas entre ses mains ; tout ce que j’aurais souhaité faire, il le fera dans la réalité, et sans doute mieux que moi. J’espère d’ailleurs que d’ici un an ou deux, si le second Maspero est prêt ou si Coedes se décide à partir, le nouveau directeur sera entouré d’un meilleur groupe de pensionnaires que ceux (sauf Bloch) qui ont échu à Foucher. Je ne vois à la nomination de Maître qu’un inconvénient, d’ailleurs imaginaire peut-être : s’il passe, je doute, avec la politique d’économies actuelles, qu’on nomme à l’École un autre professeur de japonais, et d’autre part il nous sera difficile, à mon retour, de conserver Huber ; au lieu que ma place, si elle devient vacante, pourrait revenir définitivement à notre Suisse, sous condition peut-être qu’il devînt Français.
Enfin il est une dernière question que nous ne pouvons négliger, celle des délais que l’achèvement de mon voyage nécessitera, auxquels il faut joindre naturellement les loisirs voulus pour une première élaboration des résultats. Si je suis nommé, je puis être à Pékin, ayant consciencieusement exécuté mon programme, dans l’été de 1908 ou au plus tard à l’automne ; je pourrais donc prendre possession de mon poste au printemps de 1909. Si Maître est choisi au contraire, et sous réserve de la hâte que les besoins immédiats de l’École pourraient m’imposer, je souhaiterais me donner plus de marge. Vous-même me demandez si ma mission n’a pas changé plus ou moins la direction de mes études et ne m’a pas ouvert des voies nouvelles ; c’est en effet une question que je suis obligé de me poser à moi-même, quoique je ne sois encore en mesure de la trancher. Sans doute, et avant tout, sinologue je suis et sinologue je veux rester. Mais en même temps je n’aurai pas passé impunément deux ans en Asie Centrale. Par la force des choses, je me suis mis à des études qui ne sont autant dire pas représentées chez nous. J’ai fait du turc oriental, et les très faibles notions de mongol que j’avais acquises dans un passé déjà lointain m’ont montré, entre les deux groupes linguistiques auxquels ces idiomes appartiennent, des relations de parenté et des influences de voisinages dont je souhaiterais poursuivre la recherche. D’autre part j’ai été repris par un désir ancien de préciser, à l’aide des sources chinoises et mongoles à la fois, ce que nous savons de l’histoire des Mongols. La connaissance superficielle du russe m’ouvre d’ailleurs tout ce qui a été publié jusqu’ici de sérieux sur ce sujet et qui n’ait pas passé dans les compilations d’occident. Bref, je songe vaguement à aller de Pékin passer en fin de voyage quelques mois à Ourga pour travailler le mongol, en y joignant les éléments indispensables de tibétain. S’il m’était donné de réaliser ce projet, je serais à même à tout le moins de suivre le progrès de nos connaissances sur l’Asie Centrale, ses langues et son histoire, et peut-être d’y aider ; c’est, je crois, un rôle que personne en France ne songe à tenir actuellement. Mais en ce cas, il me faudrait, à mon retour, profiter presque intégralement de l’année de congé à laquelle j’aurai droit, et qui ne serait pas de trop pour faire entrer dans un cadre scientifique les connaissances pratiques que j’aurais acquises sur place en Asie. Mais voilà bien des rêveries, et elles n’ont pas tant de consistance que je ne leur préfère la direction de l’École, où je me sens mieux préparé pour une œuvre peut-être plus sûre et en tout cas plus prochaine.
Je vous ai parlé sans réticences ; il me reste à vous dire que pour moi ce que l’Académie fera sera bien fait. Sans doute Chavannes n’est pas là, et peut-être M. Perrot, président de plein droit de la commission, se sentira-t-il un faible pour Maître, qui fut son élève à l’École normale. Mais, après avoir reçu de vous, de M. Barth, de M. Barbier de Meynard, de M. Breal, voire de
M. Havet122
Cette candidature hésitante de Pelliot présente aux yeux de ses correspondants parisiens plus d’inconvénients que d’avantages : non que Pelliot ne fasse pas le poids, bien au contraire, mais il est absent et il n’est pas envisageable de laisser la direction de l’École vacante trop longtemps ; elle est encore trop fragile. Ce sont donc des réserves qui lui sont aussitôt signifiées : « M. Barth m’écrit comme vous qu’il est très perplexe sur la solution à préconiser pour Hanoï. Il va sans dire que les sympathies que vous et lui voulez bien me témoigner doivent céder devant l’intérêt de l’École, si vous croyez que les circonstances n’autorisent pas ma candidature »124