La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
Pékin-Hanoï, le retour
Le séjour à Dunhuang s’achève par la visite aux grottes du Wuge miao 五個廟 (les Cinq grottes), à 80 km au sud-ouest de Mogao, et au Nanhu 南湖 (le Lac du sud), près de Yangguan 陽關. Après quoi le convoi s’ébranle en direction de Lanzhou, Xi’an et Pékin. Vaillant fait un crochet par Xining au Qinghai. Parvenu à Liangzhou 涼州 (actuellement Wuwei 武威), Pelliot prend connaissance du courrier qui lui est adressé après six mois sans nouvelles de France. Il apprend que Chavannes est rentré après avoir visité Datong et Longmen. En conséquence il abandonne le projet de s’y rendre :
« Vous me souhaitez une heureuse mission dans les sites de la Chine orientale que je comptais visiter, et espérez que le passage de Chavannes ne les aura pas tous épuisés. Mon Dieu, il est bien évident que derrière lui il ne doit plus y avoir grand’chose à faire à Ta-t’ong et à Long-men, surtout s’il a pu prendre de bonnes photographies, et de ce chef, au moins pour Ta-t’ong, j’ai dû modifier mes plans en conséquence. Mais c’était là un incident prévu, et il était parfaitement entendu entre Chavannes et moi que Ta-t’ong serait à celui de nous deux à qui les circonstances permettraient d’y arriver à temps »153
En fait la mission peut être considérée comme remplie : ce que Pelliot ramène de Dunhuang a comblé ses espérances. De plus, le temps passe, et les deux cosaques mis à la disposition de Pelliot, Bokov et Iliazov, sont impatients de rentrer en Russie, d’autant qu’ils n’ont été prêtés que pour deux ans. Les fonds se sont réduits, et Pelliot est satisfait d’apprendre que le ministère de l’Instruction publique a bien accordé 10 000 francs en mars. Lebaudy, son ancien mécène, sollicité une nouvelle fois, ne répond pas : « Du côté Bob, aucune nouvelle ; l’empereur du Turkestan semble avoir eu un coup de lune, qui l’a tourné vers l’Amérique »154
« Je regrette de vous avoir engagé à une démarche vaine auprès de Lebaudy ; c’est lui cependant qui avait pris l’initiative de dire qu’il était prêt, sur avis de vous, à verser une seconde subvention égale à la première ; il me l’avait répété plusieurs fois. Évidemment il a dû l’oublier, mais il pourrait mettre plus de formes. En ce qui me concerne, il ne m’a pas fait l’honneur de me mettre un seul mot, et je lui ai écrit trois ou quatre fois depuis un an. C’est à ce point que, malgré tout le gré que je lui sais pour son aide première, il m’est maintenant difficile de lui adresser même une carte postale de ci delà ; je veux bien être l’obligé de quelqu’un, et le dire, mais je ne flagornerai personne »155
À Liangzhou, Pelliot retrouve Henri d’Ollone qui, avec ses compagnons Lepage (diplômé de chinois en 1906), de Boyve et de Fleurelle, arrive d’une mission dans les provinces du Yunnan et du Sichuan, où ils devaient étudier les populations non chinoises. La mission d’Ollone a obtenu le soutien de certaines des mêmes institutions que la mission Pelliot : Académie, Asie française, Société de géographie, ainsi que le Gouvernement général de l’Indochine. Cette expédition n’a certes pas eu la même ampleur ni la même durée, ni un financement aussi important que celle de Pelliot. Ce dernier se veut bon prince, mais il marque une réelle condescendance envers ses compatriotes : « D’Ollone a recueilli pas mal d’informations sur les Lolo, et semble s’en exagérer un peu l’importance ; il a des manuscrits, des syllabaires qui me paraissent en partie suspects, des vocabulaires »156
« L’expédition paraît avoir consciencieusement travaillé, mais je n’ai pas eu par ce qu’on m’a montré ou annoncé l’impression des grands résultats que les notes des journaux faisaient prévoir… Les vocabulaires miao-tse et lolo que j’ai vus sont intéressants, mais notés avec une orthographe impossible, et par quelqu’un dont l’oreille n’est pas du tout exercée. Je me défie fort de certains spécimens d’écriture indigène. Mon impression est que la mission d’Ollone rapportera des éléments précieux pour l’étude de ces dialectes, mais qu’elle n’a pas réussi à gagner beaucoup sur ce qu’on savait déjà »157
Enfin Pelliot se moque de ces militaires qui, en raison de tiraillements entre eux, se sont mis les uns les autres aux arrêts de rigueur. Comme l’indique un propos relevé dans une autre lettre envoyée plus tard de Pékin, Pelliot ne semble avoir que peu d’estime pour d’Ollone : « D’Ollone est ici, qui rase consciencieusement son monde. L’admirable de cette mission est que ses membres ont passé leur temps à se mettre aux arrêts les uns les autres, hiérarchiquement »158
A Liangzhou et jusqu’à Xi’an, Pelliot se remet en chasse d’inscriptions et de stèles. À Xi’an il se procure un jeu des centaines d’estampages des stèles conservées au Beilin (la Forêt des stèles), comme l’a fait avant lui Chavannes, et comme le fera quelques années plus tard la mission Segalen-Lartigue. Passant plus tard par Longmen, il ne parviendra pas à se procurer une série complète des 1 000 à 1 100 estampages du site159
« Pour tâter le marché, j’ai commencé par acheter des miroirs de bronze sur lesquels je ne pouvais me tromper beaucoup, quelques monnaies, d’anciennes boucles de ceinture. Puis quand mon œil eut un peu repris l’habitude des “antiques”, je me suis hasardé à des achats plus importants. La chance m’a bien servi, et je rapporte plusieurs véritables pièces de musée, d’une incontestable authenticité. […] Depuis notre arrivée, je me suis donné tout entier à ces achats. Les marchands arrivent dès le matin, il en passe plus de cinquante par jour, et le soir il me faut étudier de près les livres ou bibelots qu’ils m’ont laissés pour examen »160
L’achat de ces « bibelots » lui est reproché par Senart, et Pelliot est amené à s’en justifier :
« Vous semblez craindre quelque peu que je ne verse trop dans le bibelot. J’ai cru bien faire, me trouvant arrêté à Si-ngan-fou, de constituer quelques séries qui manquaient actuellement à nos collections : bientôt le chemin de fer sera construit et les prix monteront161
En fait Pelliot pensait se servir des fonds qui lui restaient d’une part pour des fouilles, d’autre part pour acheter des livres afin d’enrichir les collections de la Bibliothèque Nationale. Or, aucun site exploré ne s’offre encore à des fouilles substantielles et Pelliot, après avoir collecté des antiquités à Xi’an, compte se rendre à Pékin pour poursuivre ses acquisitions à Liulichang, le quartier des antiquaires et des libraires. C’est l’un des deux projets qu’il nourrissait, avec celui d’aller étudier le mongol à Ourga. Mais avant d’aller vers le nord, Pelliot fait expédier tout ce qu’il a acquis au cours de sa mission par chemin de fer de Zhengzhou à Shanghai, sous la responsabilité de Vaillant et de Nouette. L’ensemble sera transporté par bateau jusqu’en France, mais surtout il est important de mettre les colis en sûreté dans la concession internationale. C’est seulement à ce moment que Pelliot peut, à Pékin, faire connaître les résultats de sa mission et courir les librairies.
Mais le temps manque et il gagne bientôt Shanghai et Wuxi, où il obtient d’accéder aux collections du gouverneur-général Duanfang 端方 et de Pei Jingfu :
« Voilà près d’un mois que je ne vous ai écrit ; ce n’est pas que nous soyons restés inactifs, dans les délices de la vie européenne retrouvée à Changhaï. Sitôt reçue la réponse du vice-roi Douan-fang, Nouette et moi sommes allés à Nankin, où j’ai vu à la fois d’admirables spécimen des bronzes chinois des “Trois dynasties”, antérieurs aux Han, et une fort belle série de peintures couvrant toutes les époques de la peinture chinoise. Nouette a photographié tout cela. En même temps, j’ai pu entrer en rapports avec des érudits locaux, par lesquels j’ai bon espoir de faire exécuter des copies de quelques textes rares. Enfin nous avons pu avoir accès ici à la collection de ce M. P’ei King-fou que j’avais connu à Ouroumtchi, et qui contient des pièces rarissimes. Nous rapporterons de ces deux visites une documentation très nouvelle pour la sinologie européenne et que même les publications indigènes de fac-similé ne sont pas près, je crois, de rendre caduque. »164
À cette époque, Pelliot n’a encore rien montré des manuscrits de Dunhuang aux savants et collectionneurs chinois. En effet, il écrit de Wuxi le 1er décembre :
« Inutile de rien dire trop vite de nos collections avant qu’elles soient en lieu sûr. Depuis que les caisses sont dans la concession française de Chang-haï, j’ai touché mot de mes trouvailles à quelques érudits, et l’enthousiasme un peu jaloux qu’elles ont excité m’a confirmé dans ma première impression. Il est probable que la vente à Pékin ou à Chang-haï de nos manuscrits de Cha-tcheou suffirait à elle seule à couvrir tous les frais de l’expédition. »165
De Shanghai, il prend enfin le bateau pour Haïphong, tandis que Nouette se dirige vers Paris avec l’ensemble des caisses. Pelliot a formé le projet de retourner à Pékin l’année suivante pour une campagne d’acquisition dans les librairies. Pour cela, il souhaiterait que la Bibliothèque Nationale participe au financement en apportant 5 000 francs. Senart, à qui Pelliot demande conseil et rend des comptes, d’autant que c’est Senart lui-même qui a fait l’avance de la dernière subvention, ne manifeste apparemment pas d’objection pour que Pelliot aille séjourner quelque temps à Ourga, mais il préfèrerait nettement qu’il rentre à Paris pour que le succès de sa mission soit étalé publiquement. Pelliot n’est apparemment pas pressé, et ici prend place un différend entre les deux hommes. Si Pelliot renonce à partir en Mongolie, à la satisfaction de Senart, il a pour objectif de revenir à Hanoï, son point d’attache, et de repartir pour Pékin, alors que Senart lui enjoint de venir à Paris présenter les résultats de la mission. Les longues explications qu’il donne à Senart depuis Hanoï sont éclairantes :
« J’ai reçu, il y a cinq jours, votre lettre du 23 novembre m’invitant à rentrer en France le plus tôt possible, avec mes compagnons. Deux jours après, un télégramme de ma famille m’arrivait, transmis de Changhaï par poste, et où on me faisait la même recommandation. L’un et l’autre m’ont surpris et grandement peiné. Je comprends fort bien – tout en faisant personnellement peu de cas – l’intérêt qu’il peut y avoir à frapper le public par une rentrée en masse, personnel et collections. Si j’ai adopté une autre conduite, c’est qu’elle m’a paru justifiée par des motifs scientifiques plus sérieux. Évidemment je rentrerai après Sven Hedin, Le Coq, Stein. Mais, fussions-nous tous rentrés en même temps qu’eux, vous n’êtes pas sans voir que nous ne sommes pas de force à lutter avec tel ou tel pour l’adresse à se faire mousser. Au reste Le Coq et Stein, tout au moins, ont obtenu des résultats magnifiques, et je ne me sens aucune disposition à prendre vis à vis d’eux, fût-ce indirectement, une attitude de rivalité. Chacun a fait de son mieux, les résultats scientifiques parleront, à la longue. Parti le dernier, je ne me sens aucune gêne à rentrer tranquillement le dernier. D’ailleurs, la question, en fait, ne se pose plus, puisqu’il est trop tard de toute façon pour se conformer à vos désirs, et il ne me restera que le vif regret de n’avoir pas décidé, en cette circonstance, dans le sens qui vous paraissait le meilleur. Mais il subsiste une seconde question, encore pendante : que dois-je faire en prolongeant mon séjour en Extrême-Orient ?
Je vous avais entretenu jadis de deux projets : l’un consistait à profiter de ma présence en Chine pour mettre à jour le fonds chinois de la Bibliothèque Nationale et nouer des relations avec des collectionneurs et érudits chinois ; l’autre comportait un séjour à Ourga pour y faire du mongol et du tibétain. C’est sur le second que vous m’avez d’abord répondu, en me laissant libre de la décision à prendre. Puis, après mes acquisitions archéologiques de Si ngan fou, vous m’avez avisé de ne pas trop verser dans le bibelot. Enfin dans votre dernière lettre seulement, vous m’exprimez clairement votre manière de voir. Un séjour à Ourga aurait pu “frapper les esprits réfléchis comme une preuve d’abnégation scientifique” de nature à “contrebalancer en quelque mesure les inconvénients de l’absence” ; par contre, des achats de livres et de bibelots, alors que la dernière subvention de l’Académie visait la bibliothèque de Touen-houang, constituent quelque chose d’un peu “subordonné et inférieur par rapport aux visées essentielles de l’expédition”. Vous craignez que ces acquisitions “moins sensationnelles” n’éveillent “chez certains esprits un peu de déception”. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est là à mes yeux une considération très grave, car si cette déception n’était peut-être pas de nature à beaucoup m’émouvoir pour moi-même, je serais désolé qu’il en rejaillît quelque chose sur vous qui avez toujours été le protecteur de l’expédition. Si, n’ayant ni le temps ni les ressources pour réaliser et le projet de Pékin et celui d’Ourga, j’ai opté pour Pékin, c’est précisément parce que j’ai craint de paraître agir dans un intérêt personnel. Il m’a semblé qu’à aller étudier du mongol à Ourga, je serais seul à bénéficier de ce séjour, au lieu que je pouvais rapporter de Pékin des instruments de travail qui serviraient à tous et dont de plus en plus les sinologues de Paris regrettent d’être privés. J’ai le respect de l’archéologie, mais n’ai pas ni ne veux en avoir la superstition. Le manuscrit ne l’emporte pas pour moi sur l’imprimé par le seul fait qu’il est manuscrit. Et, s’il faut vous l’avouer, je mets bien des ouvrages facilement procurables à Pékin, mais qui n’existent pas à Paris, très au-dessus, comme intérêt et comme importance, de la plupart des fragments que l’Asie Centrale a livrés jusqu’ici. Qu’on ne dise pas, d’autre part, que ces livres facilement procurables, il sera toujours temps de les acheter : c’est maintenant, quand, grâce aux documents récemment découverts, nos études se renouvellent, que nous avons besoin de savoir tout ce qu’on possédait jusque-là. Supposez que je vous aie rapporté, d’un coin perdu de Chine, un manuscrit d’un Chinois qui à l’époque mongole voyagea dans l’Océan Indien, c’eût été une découverte d’importance et qu’on n’eût pas manqué de signaler. Mais ce texte perd-il de son intérêt parce qu’il y a quelques années un Chinois l’a imprimé dans un ts’ong-chou et n’est-il pas pour nous d’une nécessité absolue de posséder cette édition d’un récit de voyage qu’aucun de nous n’a pu consulter jusqu’ici ? Et quant à remettre ces acquisitions à plus tard, c’est se leurrer. On trouve cent mille francs pour imprimer les photographies du Bayon, qui sont certainement admirables et de grande importance pour l’histoire de l’art hindou en Indochine166
Je suis navré de ne pouvoir purement et simplement faire ce que vous souhaitiez. J’ai dû me tromper puisque vous le croyez. Mais mieux vaut encore persévérer dans mon erreur initiale dont il peut sortir en partie quelque chose de bon que d’adopter des demi-mesures qui gâchent tout : il me semble qu’il est trop tard pour reculer.
Ne m’en veuillez pas de cette lettre. J’aurais aimé vous écrire autre chose pour le nouvel an.
Je ne vous parle si franchement que pour ne vous laisser aucun doute sur mes intentions, et que je vous suis reconnaissant, ne partageant pas ma manière de voir, de me l’avoir dit sans ambages. »167