La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
Paris, le triomphe
Pelliot est rentré le dernier, ou du moins, il est rentré en France après d’Ollone, et surtout après que Sven Hedin et Aurel Stein ont été reçus chaleureusement par les orientalistes. Hedin est à Paris au début de l’année 1909, puis c’est le tour de Stein, fêté le 18 mai par le Comité de l’Asie française. Stein rend alors hommage à Foucher, Finot et Chavannes, comme à Senart, et déclare sans ambages combien il aurait aimé rencontrer Pelliot au Turkestan chinois, semblant oublier la façon dont il s’était efforcé de l’éviter, et précisant même que durant tout son voyage, jusqu’à la veille du retour, il avait gardé pour cette éventuelle rencontre une bouteille de vieux vin qu’il comptait boire avec Pelliot et ses compagnons176
Pelliot est attendu à la gare par Senart et Cordier. Le retour s’organise et, le 10 décembre, Pelliot et ses compagnons de route sont célébrés lors d’une réception dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, devant 4 000 invités, en présence du président du Comité de l’Asie française, Émile Senart, et du président de la Société de géographie, Roland Bonaparte, des représentants des institutions et sociétés savantes qui avaient participé au financement de l’expédition ainsi que des ministères concernés. Pelliot relate les principales étapes de la mission, mais il est encore trop tôt pour présenter des résultats précis177
« C’est un tout jeune homme, trente et un ans à peine… il parle de ses deux années et demie de recherches et de travaux avec une simplicité charmante et une touchante modestie.
C’est un Français… Il ne faut donc point s’étonner si la mission qu’il accomplit s’organisa sans bluff, et si, à son retour, ne s’organisa pas une bruyante manifestation à la gare… M. Pelliot parle doucement, simplement, et il oublie de nous dire qu’il rapporte de son exploration 30 000 volumes… »
À l’approche de la réception de la Sorbonne ou juste après, L’Écho de Paris, L’Éclair, Le Journal des Débats, La Dépêche coloniale, Le Monde illustré, La Nature prennent le relais. Le mercredi 15 décembre, dans un article de L’Écho de Paris intitulé « La Mission Pelliot. M. Pelliot nous raconte son expédition », c’est Pelliot lui-même qui s’exprime, non sans modestie :
« Monsieur le Directeur,
Vous m’avez prié de faire connaître aux lecteurs de l’Écho de Paris les grandes étapes et les principaux résultats de la mission scientifique que je viens de diriger en Asie centrale. La demande est flatteuse ; puissiez-vous, à me lire, ne pas le regretter ! Les érudits, qui écrivent pour une poignée de confrères, ne savent guère parler au grand public. Que penser, d’ailleurs, d’un explorateur qui n’a même pas un incident dramatique à narrer ? »178
Le succès vaut bientôt à Pelliot d’être élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur, mais surtout il permet à ses maîtres, Chavannes et Lévi, d’envisager son élection au Collège de France. Ce sera là une bataille où les concurrents comme Edgar Blochet179
Accablé de demandes de toutes parts, Pelliot doit faire face à de multiples projets. Il renonce donc à repartir pour Hanoï, au grand dam de Maître, directeur de l’EFEO, qui dans une lettre du 27 janvier 1910 s’attend à ce que Pelliot revienne rapidement pour prendre à son tour la direction de l’École182
Notre sinologue restera donc à Paris. Il a en effet à inventorier, à exploiter et à faire connaître à la communauté savante les premiers résultats de ses travaux. Curieux de savoir ce que Stein avait ramené de Dunhuang, Pelliot accepte de rédiger le catalogue des manuscrits chinois déposés à Londres, au British Museum. Il ne mènera jamais ce travail à bien, probablement parce qu’il était plus intéressé par la consultation des manuscrits qu’il jugeait captivants que par le travail fastidieux qu’il s’imposait déjà sur la collection de Paris183
Dans un premier temps, Pelliot semble vouloir garder pour lui l’exploitation des manuscrits chinois, laissant à ses collègues les documents dans d’autres langues de l’Asie centrale. C’est ainsi que Robert Gauthiot (1876-1916) s’attaquait aussitôt aux manuscrits sogdiens, que Sylvain Lévi et Antoine Meillet (1866-1936) étudiaient les manuscrits tokhariens et que Clément Huart (1854-1926) traduisait un manuscrit en turc ouïgour, tandis que Jacques Bacot (1877-1965) essayait de dresser un inventaire des nombreux manuscrits en tibétain. Mais Pelliot lui-même a peu publié à partir des manuscrits qu’il avait rapportés. Si le premier volume des photographies des grottes de Dunhuang prises par Nouette voit le jour en 1914, il n’est pas accompagné des notes que Pelliot avait prises. En 1913 Pelliot traduit un texte bouddhique en iranien oriental (la langue qu’on appellera ensuite khotanais)185
Pelliot ne reviendra guère aux études de Dunhuang, qu’il a pourtant largement contribué à fonder. Ce n’est pas lui qui exploitera le fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque nationale, ni les œuvres déposées au Louvre puis au musée Guimet, mais un essaim de chercheurs, d’abord chinois et japonais, puis français, sous l’impulsion de Paul Demiéville, puis de Michel Soymié d’une part, de Louis Hambis et Nicole Vandier-Nicolas d’autre part. Cette phase prend place après la disparition de Pelliot en 1945.
Ainsi, non seulement Pelliot avait constitué une collection qui égalait, voire dépassait par la diversité et la valeur de son contenu celle, supérieure en nombre, réunie en deux missions par Aurel Stein, mais il fondait les études de Dunhuang, ce que l’on a appelé la « dunhuangologie » (en chinois Dunhuangxue). En effet, lors de son passage à Nankin et à Pékin en 1909, il avait attiré l’attention des érudits qu’il avait rencontrés sur l’importance des manuscrits découverts dans les grottes de Mogao, et en même temps sur le fait que cette « bibliothèque » subissait une hémorragie constante, due à l’incurie d’autorités locales et provinciales qui n’avaient pas pris conscience de la valeur de manuscrits qui allaient complètement transformer l’histoire de la Chine médiévale. Pas plus Ye Changchi, commissaire à l’éducation pour la province du Gansu, que Wang Zonghan, sous-préfet de Dunhuang, qui avaient eu entre les mains des manuscrits et des peintures de Dunhuang sorties de la grotte aux manuscrits, ne s’étaient rendu compte de l’importance de la découverte. C’est en examinant une sélection de manuscrits et d’estampages que Duanfang d’abord, puis Luo Zhenyu et d’autres savants réagirent. Le premier proposa d’acheter tout ce que Pelliot avait trouvé, évidemment en vain. Le second forma, avec quelques collègues, une association pour se procurer des photographies. Luo Zhenyu, qui avait de nombreux liens avec les savants japonais, prévint ceux-ci de la nouvelle, lançant ainsi au Japon une recherche qui depuis n’a pas cessé. En même temps, les autorités impériales étaient mises au courant et donnaient l’ordre de transférer à Pékin ce qui restait à Dunhuang, du moins ce que le gardien des grottes n’avait pas mis de côté pour des ventes futures. Cette décision ne manqua pas de renforcer encore la gloire de Pelliot, qui reçut de Georges Louis (1847-1917), directeur des affaires politiques du ministère français des Affaires étrangères, une lettre datée du 9 septembre 1910 où celui-ci écrivait :
« Monsieur,
Le ministre de France en Chine m’adresse la lettre ci-jointe en me priant de vous la communiquer. Elle témoigne de l’intérêt jaloux que les lettrés chinois ont apporté aux découvertes de manuscrits que vous avez faites dans les grottes de Touen-houang et l’ordre que le gouvernement impérial a donné d’en glaner les restes après votre passage rehausse encore le mérite qui vous en revient... »189