La mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois et en Chine (1906-1909) : les clefs d’un succès
- Les Français bons derniers
- Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
- Des préparatifs minutieux
- Mannerheim, compagnon vite quitté
- Premières recherches à Kachgar
- Tumushuke, premiers succès
- Koutcha, découvertes et déconvenues
- Le petit monde de l’École française d’Extrême-Orient
- Ouroumtchi, le tournant
- Dunhuang, la réussite
- Pékin-Hanoï, le retour
- Pékin encore
- Paris, le triomphe
Un programme déterminé, mais des objectifs imprécis
Pelliot était donc l’homme qu’il fallait. Déjà réputé comme sinologue, grâce notamment à son gros article sur les itinéraires de Chine en Inde17
« Nous comptons arriver par le Transcaspien à Kachgar, et nous rendre ensuite au nord du Tarim. Le point sur lequel nous comptons le plus est la région de Koutcha. Koutcha est très célèbre en Chine […]. Koutcha apparaît comme une très grande métropole du bouddhisme, l’équivalent dans le bassin nord du Tarim, de ce qu’est Khotan pour les oasis méridionales. Le rôle que Khotan a joué dans l’histoire de la peinture chinoise, rôle d’intermédiaire entre l’art de l’Asie antérieure et de l’Inde et celui de l’Extrême-Orient, Koutcha l’a joué dans l’histoire de la musique […]. C’est à Koutcha qu’était né au ive siècle le célèbre traducteur bouddhique Kumarajiva ; c’est là, Khotan mis à part, que Hiuan-tsang [Xuanzang 玄奘] compte le plus grand nombre de couvents dans le Turkestan chinois, une centaine de couvents, avec près de cinq mille religieux. Si les voyageurs européens n’ont pas bien exploré les environs de Koutcha, les archéologues chinois en font mention. Ils nous parlent de grottes qui sont couvertes de peintures, de sculptures, quelquefois d’inscriptions, dont nous pouvons attendre beaucoup pour la connaissance du bouddhisme de ces régions. S’il y a espoir actuellement de jamais mettre la main sur l’une de ces importantes traductions d’ouvrages du bouddhisme faites du sanscrit ou du chinois en turc, c’est à Koutcha que le hasard heureux a le plus de chance de se produire. De Koutcha nous irons dans la région du Lob Nor. Le Lob Nor est un lac très vagabond […].
Nous pensons étudier un peu cette question du Lob Nor. La région nous intéresse d’ailleurs à un autre point de vue, c’est qu’elle a été autrefois un centre de civilisation assez important. Au xiiie siècle, Marco Polo nomme dans cette région une ville de Lob qui n’existe plus et nous ne savons pas exactement en quel site il faut la placer. Sans qu’on en voie la raison, Marco Polo ne parle d’ailleurs pas du lac. La question offrirait d’autant plus d’intérêt à élucider que Sven Hedin a reconnu l’existence, au nord de l’ancien Lob Nor, d’une ville importante où il a recueilli des documents chinois remontant au iiie siècle de notre ère. Il en résulte, d’après les analyses publiées, que cette ville serait celle qu’ont connue les historiens chinois sous le nom de Leou-lan [Loulan樓蘭]. Nous n’avons pas malheureusement le texte complet de ces documents, et la publication en sera retardée par la mort du savant qui devait les mettre en œuvre. A priori, il est assez difficile d’admettre que la ville qu’on nous propose de placer ici soit l’ancienne Leou-lan, car les deux villes que l’histoire chinoise a connues sous ce nom devaient être l’une beaucoup plus au nord, l’autre beaucoup plus au sud des positions indiquées par Sven Hedin ; le problème exige un nouvel examen.
Une fois que nous aurons fait du côté du Lob Nor ce que nous pourrons y faire, nous avons l’intention de continuer à travers le Gobi sur la région de Cha-tcheou [Shazhou 沙州]. C’est le poste le plus avancé de la Chine vers l’Occident. Du côté de Cha-tcheou, nous avons également des raisons sérieuses de nous arrêter. En effet, nous voulons explorer en grand détail les grottes peintes que les Chinois signalent autour de Cha-tcheou. Les missions Klementz et Grünvedel [pour Grünwedel] ont relevé avec grand soin des grottes analogues qui se trouvent dans la région de Tourfan ; nous voulons étudier celles de Koutcha ; celles de Cha-tcheou appartiennent aux mêmes influences. Ces grottes de Cha-tcheou ne sont pas d’ailleurs absolument inconnues, elles ont été visitées par plusieurs voyageurs, notamment par M. Bonin, mais l’étude détaillée n’en est pas faite, et nous voulons réunir tous les documents qui nous permettront d’en entreprendre une étude sérieuse. Ensuite, nous voulons gagner la région de Si-ngan-fou [Xi’an fu 西安府], qui a été à diverses reprises, pendant des siècles, la capitale de la Chine. C’est là que la cour s’était réfugiée en 1900. Cette région est très riche en souvenirs historiques. De là, si le temps et les moyens nous le permettent, nous voulons aller dans le Chan-si [Shanxi] pour chercher encore d’anciens souvenirs du Bouddhisme. Avant le viie siècle, des dynasties encore apparentées aux Turcs étaient établies dans cette région. Elles aussi étaient bouddhistes, et elles ont creusé et orné dans la région de Ta-t’ong-fou [Datong fu 大同府] un certain nombre de grottes, avec des sculptures importantes, qu’aucun Européen n’a encore visitées. De Ta-t’ong-fou nous pousserons sur Pékin, et si enfin le temps nous le permettait, étant donné que ce n’est pas un voyage bien long, nous descendrions jusqu’au fleuve Jaune pour aller dans la région de Long-men [Longmen 龍門] prendre le plus de photographies possible de la dernière série de grottes qui nous resterait à étudier. »
Ainsi, dans deux des étapes que compte faire Pelliot, à Koutcha et à Shazhou (i. e. Dunhuang), il espère à la fois étudier les peintures et les sculptures des grottes et découvrir des manuscrits, tandis que l’étape du Lob Nor relève plutôt pour lui d’une question géo-historique. L’étape de Xi’an et les autres sont de beaucoup moins d’importance. Aucun programme précis n’est mentionné. Quant à l’étape de Datong, elle se rattache aux précédentes par le fait que la dynastie des Wei du Nord, d’origine Tabgatch, qui a fait creuser les grottes bouddhiques, est assimilée aux Turcs. En fait, c’est Chavannes qui allait étudier le site de Datong et celui de Longmen en Chine centrale, et Pelliot renoncera à s’y rendre, comme il renonce à pousser jusqu’au Lob Nor.
L’enthousiasme était de mise. Pour Senart, l’heure de l’archéologie militante avait sonné : « La sinologie française a fait plus qu’aucune de ses émules. Le tour de la recherche archéologique est venu. » L’aube se levait à peine sur une foule de problèmes ardus liés à la diffusion du bouddhisme, à la circulation de la sève gréco-romaine dans une région où se disputèrent les influences indiennes et chinoises (« la Chine domine par la politique, l’Inde par la religion »), sans exclure les influences iraniennes ou tibétaines. L’esprit du savant est habité par les précédents de l’Égypte et de Pompéi :
« Comment ne pas songer à Pompéi quand, près du foyer abandonné, on se heurte aux ustensiles et aux provisions du ménage, quand, à côté des manuscrits, on relève des modèles du calame qui servait à les tracer ? »21